Protéger les migrant·e·s victimes de violences
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Ici ou ailleurs, la violence domestique reste un problème majeur. Les femmes migrantes, venues en Suisse par regroupement familial, qui en sont victimes doivent pourvoir accéder à une meilleure protection sans risquer un renvoi.
Par Chloé Maire, travailleuse sociale et mandataire en droit des étranger∙ères, La Fraternité — CSP Vaud, Lausanne
C’est afin de protéger les personnes étrangères victimes de violences conjugales que l’article 50 [1] a été introduit dans la Loi sur les étrangers de 2005 [2]. Cette disposition permet en effet de prolonger l’autorisation de séjour des personnes venues par regroupement familial lorsqu’il y a rupture de la vie commune, notamment en raison de violences conjugales. L’objectif concret du texte de loi est de permettre aux victimes de quitter le domicile conjugal et d’être protégées. Actuellement, le droit prévu par cet article est uniquement accordé aux époux∙ses de ressortissant∙es suisses et de titulaires d’un permis C [3].
Le renouvellement d’un permis obtenu par regroupement familial après dissolution de la famille ne va cependant pas de soi. En effet, si la législation ne définit pas le degré de gravité de la violence à partir duquel la victime a le droit de rester en Suisse malgré la séparation, la jurisprudence du Tribunal fédéral a rapidement introduit la notion de violence d’une « certaine intensité », afin de tenter de définir dans quels types de situations la personne victime peut rester en Suisse une fois séparée [4]. La plus haute instance juridique fédérale a également établi que les violences conjugales devaient correspondre à des « mauvais traitements systématiques dans le but d’exercer un pouvoir et un contrôle […] » [5].
Dans la pratique, des exigences trop élevées
Dans la pratique, il est très difficile de démontrer les violences domestiques, car il s’agit dans la plupart des cas de délits commis dans l’intimité, sans témoin. Les autorités jouissent d’une large marge d’appréciation et il arrive trop souvent qu’elles considèrent les actes de violence comme modérés, estimant que le critère d’« intensité » n’est pas rempli. Cela pose une question éthique, celle de savoir si un certain degré de violence domestique est acceptable ou non.
Autre constat, les rapports des spécialistes restent trop ignorés par les autorités migratoires comme indices suffisants de la violence. Trop souvent, le fait d’avoir bénéficié d’une protection et d’un soutien dans des maisons d’accueil pour femmes, des services de protection, ou encore d’avoir été reconnu∙e comme victime au sens de la loi sur l’aide aux victimes d’infraction (LAVI) ne suffit pas non plus à prouver que le seuil d’« intensité » requis a été atteint. Les autorités sont par ailleurs insuffisamment formées et sensibilisées aux mécanismes complexes de ce type de violences. Enfin, il arrive fréquemment qu’une série d’actes de violence ne soit pas prise en compte, comme les violences psychiques ou les actes commis après la séparation du couple.
Ces différentes difficultés se trouvent illustrées par la situation de Nour [6], défendue par la soussignée. C’est en raison de la reconnaissance que partielle des violences par le Tribunal de police chargé de sa plainte pénale, soit uniquement celles qui ont eu lieu après la séparation et non pendant la vie commune, que son renvoi sera confirmé jusqu’au Tribunal fédéral [7]. Dans l’arrêt portant sur la demande de renouvellement de son autorisation de séjour [8], le Tribunal administratif fédéral reprend l’argumentation du jugement pénal et déclare : « si un coup de pied décroché à une personne à terre et ayant provoqué un hématome doit être considéré comme très choquant et démontre un mépris certain de l’intégrité physique de la victime, il ne saurait à lui seul, bien qu’étant condamnable, permettre, dans la présente procédure, de retenir que la recourante avait fait l’objet de violences conjugales, durant la vie commune ». En prononçant son renvoi de Suisse, les juges ignorent la condamnation pénale du mari et minimisent la gravité des violences qu’elle a subies, sans prendre à leur juste valeur les différentes attestations des spécialistes, notamment son statut de victime LAVI.
De manière générale, la législation actuelle et son application ratent leur cible. Ne bénéficiant pas d’une vraie garantie quant à la poursuite de leur séjour en Suisse, les personnes migrantes victimes de violence n’osent souvent pas dénoncer ce qu’elles subissent. S’ajoute à cela le fait que la longueur des procédures pénales et administratives comporte des effets délétères, notamment en termes de reconstruction psychique. Les victimes restent donc encore trop souvent livrées à leur sort, maintenues dans l’isolement et sous le joug de leur conjoint∙e, prolongeant ainsi des relations empreintes de violence.
Modifier la loi pour plus d’équité entre les victimes
Au vu de ces différents constats, il semble impératif de renforcer la protection des personnes migrantes victimes de violences. C’est l’objectif de l’initiative parlementaire « Garantir la pratique pour raison personnelles majeures visée à l’article 50 LEI en cas de violence domestique » : celle-ci propose de modifier la loi de façon à définir des critères clairs selon lesquels les victimes de violences domestiques qui disposent d’un statut de séjour dépendant du mariage peuvent quitter leur conjoint·e sans mettre en péril leur séjour.
Il s’agit, entre autres, de donner plus de poids et de mentionner explicitement les attestations délivrées par les expert∙e·s et les services de protection comme éléments certifiant la violence subie. Les intervenant∙e·s de ces services sont en effet formé·e·s à l’évaluation de la violence, notamment pour apprécier la nécessité d’une mise en protection, pour établir des constats de coups et blessures ou encore pour délivrer un statut de victime au sens de la LAVI, qui ouvre des droits à des prestations. Nommer explicitement ces rapports dans le texte législatif pourrait permettre une meilleure prise en compte de la violence subie sans que les autorités et les tribunaux ne cherchent à en apprécier sa « gravité ».
Le nouveau texte de loi souhaite aussi ouvrir la protection à toutes les victimes, indépendamment du statut de séjour ou de la nationalité de leur conjoint∙e [9], qu’elles et ils soient titulaires d’un permis B, L ou F, ainsi qu’aux couples de concubins.
Enfin, la proposition demande que les victimes puissent bénéficier de trois années suivant la séparation, au lieu d’une seule actuellement, pour répondre aux conditions d’intégration exigées lors du renouvellement de permis [10]. Généralement, ces personnes sont isolées socialement par l’auteur∙e, qui cherche ainsi à contrôler sa victime et la maintenir dans la dépendance. Cet isolement rend difficile l’intégration sociale, linguistique, professionnelle et économique. Or, à l’heure actuelle, le manque d’intégration, ainsi que le fait de toucher une aide sociale, constitue un motif de révocation du permis. Certaines victimes reçoivent ainsi des menaces de révocation dès l’année suivant le renouvellement de leur permis, alors que leur dépendance à l’assistance publique est étroitement liée aux séquelles des violences subies.
Un groupe de travail dédié à la problématique
Depuis de nombreuses années, le CSP s’engage dans la défense des personnes migrantes victimes de violences domestiques tant individuellement que collectivement, notamment au sein du groupe de travail « Femmes migrantes & Violences conjugales ». Il s’agit de s’assurer que ces personnes puissent être protégées au mieux par les institutions suisses, au même titre que les ressortissant·e·s suisses, sans obstacles supplémentaires.
Fort de ses observations de terrain, ce groupe de travail a publié, avec l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers, un rapport intitulé « Femmes étrangères victimes de violences conjugales, obstacles au renouvellement du titre de séjour en cas de séparation ». Il a également déposé auprès de plusieurs comités de l’Organisation des Nations unies (ONU) et du GREVIO des observations, qui ont toutes été reprises dans les recommandations faites à la Suisse pour se conformer à ses obligations en matière de protection et d’égalité de traitement de toutes les personnes vivant sur son territoire [11]. Si elle était acceptée, la modification de loi (lire ci-dessus), en consultation jusqu’au 15 mars 2023, représenterait une véritable avancée pour une meilleure protection de toutes les victimes de violences conjugales.
[1] al. 1 let. b et al. 2
[2] La LEtr est entrée en vigueur en 2008 et devenue la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI), en vigueur depuis le 1er janvier 2019.
[3] Pour les époux∙ses de titulaires de permis B – c’est l’art. 77 OASA qui s’applique, avec la différence notable qu’il ne s’agit que d’une simple possibilité de faire renouveler le permis et non d’un droit.
[4] ATF 136 II 1.
[5] Arrêt du TF 2C_295/2012 du 5 septembre 2012.
[6] Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers, Renvoi d’une survivante de violences conjugales, son mari jugé plus crédible, cas 341, du 26.08.2019.
[7] ODAE romand, « Renvoi d’une survivante de violences conjugales, son mari jugé plus crédible », cas 341, 26.08.2019.
[8] Tribunal Administratif Fédéral, arrêt F-6448/2017, du 23.05.2019.
[9] Notons ici que, lors de la ratification de la Convention d’Istanbul, afin de ne pas être contrainte de changer son droit interne, la Suisse a émis une réserve partielle à l’article 59 CI qui prévoit l’octroi d’un permis de résidence indépendamment du statut de séjour du ou de la conjoint∙e. Les modifications proposées permettraient de lever la réserve de la Suisse à l’art. 59 CI.
[10] Même après l'octroi d'une autorisation pour des raisons personnelles majeures, les personnes concernées seront tenues de remplir les critères d'intégration dans le délai fixé, sans quoi le renouvellement de l'autorisation de séjour pourra toujours être refusé.
[11] Voir entre autres les CEDEF, « Observations finales sur le sixième rapport périodique de la Suisse », CEDAF/C/CHE/CO/4-5-1, 1er novembre 2022, paragraphes 41 e et 42 f.
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Chloé Maire, «Protéger les migrant·e·s victimes de violences», REISO, Revue d'information sociale, publié le 23 février 2023, https://www.reiso.org/document/10334