Pour une approche intégrale des crises
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Le modèle des quatre quadrants propose une nouvelle approche des crises institutionnelles. Le principe consiste à équilibrer individuel et collectif, intérieur et extérieur. Le résultat : plus d’efficacité et de satisfaction.
Par Johann Henry, psychologue, superviseur et formateur d’adultes indépendant, intervenant en institutions
Une majorité d’institutions du secteur sanitaire et social traversent actuellement une crise, de même que les équipes et individus qui les constituent. Ce constat frappant est formulé par de nombreuses personnes qui y interviennent, sous forme de supervision ou de formation. Déjà préoccupante avant la pandémie, la situation s’intensifie fortement depuis lors.
La crise peut être définie comme point de rupture, perturbation des mécanismes de régulation d’un individu ou d’un groupe en lien avec des causes internes ou externes, par exemple des événements, l’environnement socioéconomique, des décisions politiques ou managériales (Kaës, 2013). La crise indique une perte d’équilibre, elle révèle que ce qui fonctionnait avant ne fonctionne plus, temporairement ou durablement. Cette déstabilisation peut entraîner deux types de conséquences : la chute, l’effondrement ou l’émergence d’un nouvel équilibre, d’un nouveau mode de fonctionnement, plus adapté aux nouvelles circonstances.
Que ce soit pour un individu, une équipe ou une institution, une crise bien accompagnée peut se révéler une véritable aubaine. Elle porte de fait en elle le potentiel de générer de la créativité ou peut représenter l’occasion de revisiter le sens de l’action, les façons de procéder, de communiquer ou d’être en lien. Elle est également susceptible de constituer une source de transformation nécessaire et bienvenue.
Pourtant, la crise reste rarement abordée sous cet angle fertile. Généralement perçue comme un danger, une situation à éviter absolument ou dont il faut sortir urgemment, elle est considérée comme un problème à résoudre plutôt que comme un processus à accepter et à accompagner. Or la crise en tant que telle ne représente pas une menace. A contrario, c’est son refus, le rejet de l’invitation qu’elle lance à se transformer et à advenir différemment qui peut constituer un péril.
À terme, cette attitude peut conduire à des situations dramatiques, souvent observables actuellement. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’une partie de l’augmentation des des burn-outs, incapacités de travail de longue durée et démissions, symptomatiques de l’ampleur des souffrances psychiques qui touchent un nombre toujours croissant de collaboratrices et de collaborateurs est dû à cet évitement de la crise et à la difficulté de la considérer comme une opportunité.
Quatre quadrants pour une sortie de crise évolutive
Face à ce constat, on peut se demander quel sens porte cette crise collective des institutions qui n’en finit pas de se cristalliser et à quoi elle invite. Cet article explore ces questions à la lumière du paradigme intégral proposé par l’écrivain et philosophe nord-américain Ken Wilber.
L’un des concepts qu’il élabore dans le cadre de sa « théorie intégrale du tout » porte le nom de modèle des quatre quadrants [1]. Celui-ci part de l’idée que tout ce qui existe présente d’une part une dimension individuelle et une autre collective, et d’autre part une dimension objective extérieure et une autre subjective intérieure. Ainsi, si l’on souhaite se forger une vision complète sur un sujet donné, quel qu’il soit, il s’agit de l’aborder simultanément selon quatre prismes, quatre perspectives constituées par les quatre quadrants du modèle : individuel-intérieur, individuel-extérieur, collectif-intérieur, collectif-extérieur.
Ce modèle peut être appliqué au monde des organisations ainsi qu’aux leviers à disposition pour accompagner les personnes, les équipes et les institutions. Cela aboutit au schéma suivant :
À la lumière de cette proposition, on constate que les réponses actuelles aux nombreuses crises et difficultés rencontrées prennent deux directions caractérisées, et non une perspective intégrale. D'une part, elles reposent tendanciellement et de façon croissante sur les individus plutôt que sur les collectifs (donc vers les deux quadrants supérieurs du schéma), d'autre part. l’accent porte davantage sur l’extériorité — sous forme de protocoles, d’évaluations, de nouvelles technologies, par exemple — plutôt que sur l’intériorité (les deux quadrants de droite).
Au vu des constats récents, les collaboratrices et collaborateurs sont de plus en plus sollicité·e·s en tant qu’individus. Il s’agit de se montrer efficient, de s’adapter, de prendre sur soi, de se former continuellement, de se tenir à jour des dernières informations, connaissances ou règlements, d’apprendre à mieux communiquer, à gérer ses émotions, de savoir fonctionner en équipe tout en étant autonome, de faire plus avec moins, et d’autres injonctions encore. Lorsqu’il existe ainsi des décalages entre les ressources et la mission, entre les impératifs de l’institution et les attentes ou les besoins des usager·e·s, le collaborateur ou la collaboratrice se retrouve souvent à prendre sur lui ou elle, à se débrouiller pour effectuer les ajustements nécessaires.
Tant que ce genre de situations demeurent occasionnelles, ce type de fonctionnement reste possible et acceptable. Mais lorsqu’il évolue en un fonctionnement structurel et pérenne, la pression portée sur les collaborateurs et collaboratrices devient intenable.
Parallèlement à cet accent apposé sur les individus, on constate une primauté accordée aux dimensions objectives, extérieures, pragmatiques, aux dépends des dimensions subjectives et sensibles. En effet, aux difficultés récurrentes rencontrées par les équipes et les personnes, les institutions, ainsi que les instances politiques, tendent à répondre par des dispositions très concrètes. Celles-ci prennent par exemple la forme de nouvelles technologies, de numérisation, de nouvelles procédures, normes ou règles, de nouveaux protocoles d’évaluation, d’une nouvelle organisation du travail ou hiérarchie.
Amplifier le sens du nous
Pourtant, à en observer les effets sur le terrain, ce double mouvement d’« hyperindividualisation » et d’« hyperformalisation » contribue plutôt à empirer la situation. Il fragmente les collectifs et isole les individus, déjà en difficulté. Par ailleurs, il tend à « écraser[2] » et disqualifier la subjectivité des personnes au profit de davantage de technologies et de procédures techniques.
On pourrait imaginer répondre à cette crise collective par une impulsion contraire. L’idée consisterait alors à réanimer le sens du groupe, à fortifier les cultures d’équipe ainsi que les liens qui les unissent, ramenant ainsi vers les quadrants inférieurs. Dans le même temps, reconnaître l’importance de l’intériorité, de la subjectivité, du vécu, du sensible renforcerait le rôle des quadrants de gauche.
Tout en appréciant la valeur des individus, l’objectif viserait à amplifier le sens du nous, à cultiver le goût de l’appartenance, de la solidarité, à stimuler l’intelligence collective. En parallèle, tout en admettant la place déterminante des outils et de l’efficience, ce serait l’occasion de prendre véritablement en compte le vécu des personnes en lien avec leur activité, leurs besoins autant que leurs ressources, leurs souffrances autant que leurs plaisirs, leurs rêves, leurs cycles, leurs aspirations, leurs points de vue, leur devenir.
On peut voir dans cette proposition un idéal, à contre-courant d’un réalisme supposément incontournable au regard du contexte. Pourtant, comme en témoignent les nombreuses expériences recueillies par Frédéric Laloux dans son ouvrage Reinventing Organizations, nombre de structures ont déjà franchi le pas vers une gouvernance « intégrale » et intégrée. Elles cherchent ainsi à équilibrer, sur l’axe vertical, autonomie individuelle et intelligence collective et, sur l’axe horizontal, implémentation d’outils et de techniques avec une prise en compte de la subjectivité et de l’intériorité des êtres.
Répondre en mode aïkido plutôt que sumo
Le résultat de ces nouveaux modes de fonctionnement s’avère probant. Du côté des collaborateurs et collaboratrices, on observe un engagement plus important, davantage de plaisir et de sens dans leur travail, donc moins de roulement de personnel et moins d’arrêts maladie. Dans le même temps, les organisations constatent une amélioration de leur efficience, plus d’agilité et un meilleur alignement avec leur mission première.
Ces différents aspects ont été vérifiés statistiquement et leur impact financier mesuré dans le cadre de la recherche menée par Frédéric Laloux. L’expérience d’une entreprise de soins à domicile néerlandaise constitue une illustration éloquente : après mise en œuvre d’un mode de gouvernance inspiré du modèle des quatre quadrants, une diminution de 60 % des arrêts de travail et de 33 % du taux de rotation en comparaison d’institutions équivalentes ayant un fonctionnement « classique » a été observée. Tandis que les soignant·e·s passent plus de temps au domicile des patient·e·s, la durée totale de la période de soins a été divisée par deux en moyenne ; les patients guérissent plus vite et deviennent plus autonomes. Une baisse des demandes d’admission aux urgences d’un tiers a également été observée. Selon les estimations d’un cabinet d’audit, les économies s’élèveraient à près de deux milliards d’euros par an si tous les établissements de soins à domicile des Pays-Bas adoptaient ce modèle.
Face aux crises, deux principales attitudes se présentent : un mode que l’on peut qualifier de « sumo » et l’autre d’« aïkido ». Avec le premier, la posture vis-à-vis de la difficulté est frontale, dans le but de la faire reculer par la force pour finalement retrouver l’état initial. C’est ce qui se produit en intensifiant l’accent déjà apposé sur les individus, les procédures et la technologie. Avec cette posture, ce qui « pousse » en face s'en trouve raffermi, aggravant ainsi la situation. A l’inverse, le mode aïkido consiste à accepter et accompagner la crise afin de la réorienter vers un devenir nouveau.
A la lumière du modèle des quatre quadrants Wilber, accompagner ce devenir nouveau implique d’entendre l’invitation à changer de cap en réinjectant un nouveau sens du collectif que chacun puisse s’approprier pleinement, et en reconnaissant la subjectivité irréductible de notre nature d’êtres humains.
Références
- Kaës, R. et al. (2013). Crise, ruptures et dépassement : analyse transitionnelle en psychanalyse individuelle et groupale. Dunod.
- Laloux, F. (2014). Reinventing Organizations. Diateino.
- Wilber, K. (1997). Une théorie de tout. Almora
[1] AQAL pour « All Quadrants, All Levels ».
[2] Wilber nomme ainsi « flatland » cette vision qui tend à tout réduire aux seuls quadrants objectifs.
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Johann Henry, «Pour une approche intégrale des crises», REISO, Revue d'information sociale, publié le 6 février 2023, https://www.reiso.org/document/10225