Susciter le partage entre femmes d’ici et d’ailleurs
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L’émergence d’espaces d’échanges réservés aux personnes de genre féminin permet d’accompagner l’intimité entre femmes d’ailleurs et d’ici dans la sororité, et de recréer un sentiment d’appartenance parfois perdu au cours du processus de migration.
Par Pascale Michel, directrice, espacefemmes-frauenraum, Fribourg [1]
Les lieux d’échange et de rencontre entre femmes ont beaucoup évolué au cours du vingtième siècle. Sans entrer dans une lecture sociale nostalgique ou passéiste, force est de constater que ces espaces se sont réduits en raison des changements de mode de vie, en particulier en Occident.
Faut-il regretter les longues heures passées en cuisine ou autour de tâches ménagères collectives ardues comme la lessive ou les créations textiles ? Là n’est pas le propos, même s’il convient de reconnaître que de tels « lieux-instants » rendaient possible des échanges à mi-voix, portant sur des sujets relevant de l’intime : le corps, le sien et celui des autres, en santé ou amoindri, les relations, le cœur, ses joies et ses peines, la famille et son bien-être, entre autres.
De ces « lieux-instants » émerge le partage informel d’intimité(s), sans que cela ne constitue le but visé en soi. Il en devient pourtant une résultante concrète, concomitante, quasi inévitable, parfois inconsciemment espérée.
Chaque société dispose de ses propres espaces de partage. En ce qui concerne les femmes, ils relèvent en particulier de la production de nourriture, de l’élevage et de l’éducation des enfants. La cour d’école représente ainsi un lieu informel de coéducation entre les parents, le plus souvent des mères, qui se construisent dans leur identité et leurs pratiques.
Ces échanges créent un « dedans » (intus en latin) face au monde extérieur, perçu comme indistinct et menaçant. Ce type de lieux favorise donc des instants relevant de l’intime, soit du plus intérieur encore, intimus étant le superlatif de « intus/dedans ». Il naît alors de ces rencontres confidences, confiance et partage, tels des fruits implicites.
Un tissu social qui s’effiloche
Ces opportunités socialement construites semblent relever du naturel. Tant qu’elles sont disponibles, personne ne songe à les interroger. Or, leur disparition provoque un manque, tout en offrant des espaces de friche à s’approprier. Les appartenances deviennent mouvantes, pourvoyeuses de liberté, mais aussi, corollaire inévitable, de détachement et de perte.
Largement documentées, des évolutions sociales comme l’extinction de la famille nucléaire — au profit de formules fluctuantes dans la durée et la forme — représentent l’une des circonstances possibles de ces appartenances variables. D’autres proviennent de parcours professionnels non linéaires, marqués notamment par des ruptures géographiques. Enfin, des aléas de cheminements personnels peuvent se manifester par des déménagements ou des changements, d’ordre affectif par exemple.
La migration implique l’ensemble de ces évènements. Elle expulse un individu de ses références, à plus forte raison lorsqu’elle est forcée ou abrupte. Elle marque un facteur majeur de perte de lieux d’intimités, de réassurances et de partages formateurs.
Lors de leur arrivée dans leur nouveau pays de résidence, les femmes perdent leurs appartenances personnelles et locales, mais également un modèle social. Il en résulte souvent une altération de leur santé, tant physique que mentale. C’est d’autant plus vrai pour celles dont le parcours migratoire a été imposé. Leur capacité à créer de nouveaux liens est alors affaiblie par un conflit interne touchant à la loyauté et l’identité profonde.
Se trouver prises dans un entre-deux comme celui généré par un parcours migratoire s’inscrit à la fois comme une peine et une opportunité. Le détachement des appartenances passées génère un risque de déracinement. Paradoxalement, cette libération — involontaire — de liens antérieurs favorise à son tour l’implantation de nouvelles racines, de nouvelles appartenances.
Une réponse : les centres femmes
Dans ce contexte, des lieux informels s’avèrent essentiels car ils rendent possibles notamment la rencontre et l’échange dans un environnement sécurisé. Ils complètent ainsi d’autres offres spécifiques, comme les groupes de parole libre ou à thèmes [2], les thérapies individuelles ou les activités ponctuelles recréant les conditions d’un partage donnant accès à l’intimité. Ainsi, s’appuyant sur des domaines traditionnellement dévolus aux femmes, des ateliers autour de la création textile (couture, broderie, tricot), de la cuisine (découvrir une recette locale ou exotique et la confectionner) ou de la santé (cycle féminin, prévention cancer, autres) servent d’amorce à ces échanges. Les offres proposées sont souvent éclectiques, permettant ainsi de rencontrer divers publics [3].
De ces constats ont émergé en Suisse Romande, dans les années 80 et 90, des centres femmes offrant de tels espaces, bienveillants et rassurants.
Cet article s’appuie sur l’expérience de terrain d’espacefemmes-frauenraum, association fondée en 1998 à Fribourg de la volonté de favoriser des rencontres entre femmes d’ici et d’ailleurs. L’objectif exprimé alors consistait à proposer une structure réservée aux femmes, afin qu’elles puissent s’informer, se former et s’affirmer.
Des ingrédients pour un terreau favorable au partage
Quelques options fondamentales, passées en revue ci-après, soutiennent l’émergence d’un climat propice au partage et à la rencontre.
Il sied de préciser que toute rencontre, en particulier lorsqu’elle relève d’un « intus » personnel commun, résulte d’une alchimie subtile dont la reproduction n’est pas automatique, même lorsque la situation paraît similaire. En effet, il s’agit à chaque fois de plusieurs univers qui s’approchent et « décident » de leur porosité l’un à l’autre, en fonction, entre autres, de la perception d’un climat sécurisant, propre à la confidence.
La non-mixité de genre est centrale. Proposer un espace et un temps réservés exclusivement aux femmes, y compris celles qui se définissent comme telles alors qu’un autre genre leur a été assigné à la naissance, constitue une condition fondamentale. A contrario, toute autre mixité, qu’elle soit générationnelle, socio-économique ou culturelle, constitue un enrichissement bienvenu et favorisé.
La bienveillance représente également une valeur cardinale. Elle s’articule autour de la notion de sororité, à savoir la solidarité propre à l’entre-femmes. Il s’agit d’un a priori assumé — mais pas aveugle pour autant — en faveur des femmes et de leur condition commune, au-delà des différences réelles et accueillies comme telles.
La garde des enfants non scolarisés offre l’opportunité de pratiquer la coéducation ainsi que celle de partager la charge mentale massive qui accompagne la parentalité, en particulier sur fond migratoire. Par ailleurs, un accueil possible sans constitution d’un dossier administratif octroie un sentiment de légèreté, bien souvent absent du quotidien des migrantes. C’est le cas spécifiquement lorsqu’elles sont en cours de procédure de demande d’asile. Enfin, des lieux chaleureux et des instants sans affectation, comme des pauses ou des temps de battement, sont autant de friches fertiles à la rencontre.
Faut-il le préciser, tout prosélytisme est proscrit. L’équipe y veille, se gardant elle-même de plaquer sur les participantes ses attentes normatives.
La mission des collaboratrices consiste à recevoir et accueillir les diversités. Il s’agit de les accompagner sans se laisser « embarquer » par elles, en restant ancrées dans sa propre réalité et culture, son histoire personnelle et sa lignée. Cela crée les conditions d’une rencontre qui ne relève ni de l’annexion, ni de la séduction, ni encore de la fascination. Une rencontre, simplement, intime et authentique, en sororité.
Un nouveau sentiment d’appartenance
L’entre-soi favorise l’émergence d’un sentiment d’appartenance entre les participantes. Elles se reconnaissent comme éléments d'un groupe réuni pour une raison précise, comme un cours de langue ou une activité spécifique. Dans le même temps, elles s’identifient aussi comme usagères de cet espace, de cette infrastructure particulière. Ces liens tissés autour d’un objectif commun débordent souvent, mais pas toujours, sur le cercle privé, créant de nouveaux « lieux-instants », de nouvelles appartenances, de nouvelles intimités partagées. Entre l’équipe et les participantes, la dynamique reste identique bien que limitée par la différence des rôles.
La non-mixité, le partage des saveurs lors de pauses ou repas pris en commun, l’expérience de la maternité lorsque c’est le cas, offrent autant d’opportunités d’échanger et de laisser transparaître son vécu, de l’exposer en confiance. Contrairement à d’autres lieux et occasions, l’opacité protectrice peut être délaissée ici.
Une histoire de terrain en guise d’illustration conclusive
Il y a quelques années, espacefemmes accueillait une stagiaire, que l’on nommera Maryam. Réfugiée du Moyen-Orient, âgée de plus de 30 ans, elle se glisse un jour dans une conversation de l’équipe, en train de débattre de l’usage de la coupe menstruelle. Dans ce contexte, il est notamment observé que les protections menstruelles mises à disposition dans les sanitaires de l’association rencontrent un succès variable selon leur type, serviette ou tampon.
Maryam exprime alors l’impossibilité pour elle d’employer des protections internes. Elle invoque des raisons culturelles et de savoir-faire mais surtout une conviction religieuse basée sur l’avis d’imams à qui elle accorde un crédit majeur. Dans la lancée, elle expose aussi son projet de fiançailles avec un compatriote resté au pays, à peine rencontré, à qui elle dédie d’ores et déjà sa génitalité.
Les pauses prises en commun, la bienveillance, l’intérêt réel pour le vécu de Maryam, l’information sur les diverses protections menstruelles affichée dans les sanitaires, la liberté de parole au sujet du cycle féminin, une équipe de femmes attentives constituent autant d’ingrédients qui rendent possible ce partage d’intimité autour de ce témoignage. Pourtant, chacune perçoit les limites de ce partage. Chacune perçoit aussi qu’il n’y a pas lieu de convaincre l’autre de sa propre position. Ainsi, les collaboratrices de l’association, féministes engagées dans leur liberté absolue à disposer de leur corps, entendent une femme migrante exposer la nature sacrée de son vagin, dédié à la conjugalité.
De part et d’autre, un silence s’établit. Face à l’impossible accord, il devient doux, empreint de bienveillante sororité, unissant les femmes en présence dans leur humanité commune, soulignant paradoxalement les limites de la compréhension mutuelle. Dans cette intimité transparaît quelque chose de l’ordre du côtoiement bienveillant et non jugeant, plus que de la compréhension, au sens de prendre avec. Chacune repart enrichie de ce partage intime, sans pour autant bousculer sa posture. Tout au plus, et c’est en soi beaucoup, chacune pourra-t-elle interroger sa position et l’assouplir.
[1] L’Association espacefemmes-frauenraum est un lieu de rencontre, de conseil et de formation au service des femmes de tous milieux sociaux et culturels. https://espacefemmes.org/.
[2] Viviane Fenter, « FemmesTische entre migrantes : la santé par les pairs », REISO, Revue d’information sociale, publié le 13 août 2012.
Cet article appartient au dossier Intimité(S)
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Pascale Michel, «Susciter le partage entre femmes d’ici et d’ailleurs», REISO, Revue d'information sociale, publié le 26 décembre 2022, https://www.reiso.org/document/10072