Combattre l’esclavage en Suisse au XXIe siècle
La « traite d’êtres humains » : formule contemporaine pour désigner les nouvelles formes d’esclavage pratiquées au XXIe siècle. La Suisse s’est dotée de nouveaux outils pour la combattre. Le canton de Genève aussi.
Par Fabienne Bugnon, secrétaire générale adjointe, Département de la sécurité et de l’économie, en charge de la lutte contre la traite d’êtres humains, Genève
L’esclavage n’a pas disparu. On le qualifie aujourd’hui de travail forcé, d’exploitation sexuelle et dans l’une de ses formes les plus abjectes de trafic d’organes. Ces formes modernes d’esclavage sont décrites comme de la traite d’êtres humains. Rappelons-nous : le 23 mai 1848, après des années de discussion, la France publiait enfin un décret visant l’abolition de l’esclavage. Plus d’un siècle et demi plus tard, la traite des êtres humains fait des ravages dans le monde entier, la France n’est pas épargnée et la Suisse non plus.
Si notre imaginaire nous renvoie aux hordes d’esclaves enchaînés et vendus aux enchères sur les places publiques ou à la lecture de la Case de l’Oncle Tom de l’Américaine Beecher Stowe, la réalité d’aujourd’hui est plus subtile, mais l’exploitation reste la même, ce sont toujours les plus vulnérables de nos sociétés qui sont exploités et parfois même vendus par leurs propres familles. Selon l’Organisation internationale du Travail (OIT), plus de 20 millions de personnes sont victimes de travail forcé à travers le monde dont 4,5 millions au moins sont exploitées sexuellement. Comme souvent, les victimes sont majoritairement des femmes.
Un commerce lucratif
Il y a malheureusement peu d’espoir de voir diminuer ce crime tant il est lucratif ! Sur le podium des crimes qui rapportent le plus, juste après le trafic d’armes et de drogues, l’exploitation des êtres humains génère au moins 150 milliards de dollars de profit par an.
Il a pourtant fallu attendre l’année 2000 pour qu’un premier accord international définissant clairement la traite des êtres humains voie le jour. Appelé communément « Protocole de Palerme », ce texte vise à prévenir, réprimer et punir la traite des êtres humains en particulier des femmes et des enfants [1]. Ratifié par la Suisse en 2006, il déploie progressivement ses effets dans notre pays, en particulier dans les cantons de Genève, Berne et Zurich.
Une définition précise
La traite d’êtres humains est considérée comme une forme moderne d’esclavage. Elle consiste en l’acquisition, la transmission ou l’offre d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle (prostitution, production de matériel pornographique) mais aussi de travail forcé ou de prélèvement d’organes. En Suisse, il s’agit d’une infraction sanctionnée par l’article 182 du code pénal (CP) : « Celui qui, en qualité d’offreur, d’intermédiaire ou d’acquéreur, se livre à la traite d’un être humain à des fins d’exploitation sexuelle, d’exploitation de son travail ou en vue du prélèvement d’un organe, est puni d’une peine privative de liberté ou d’une peine pécuniaire. Le fait de recruter une personne à ces fins est assimilé à la traite. » (art. 182 al. 1 CP).
Dans notre pays, la forme la plus connue de traite d’êtres humains est l’exploitation sexuelle de femmes et d’enfants selon le rapport annuel de l’Office fédéral de la police (fedpol), mais des cas d’exploitation de la force de travail existent également et, à Genève, un cas de trafic d’organe a pu être prévenu grâce à une bonne collaboration avec les hôpitaux universitaires.
Le travail domestique, l’agriculture, la construction, la restauration et le monde du spectacle figurent parmi les secteurs dits les plus à risques d’exploitation. L’opacité qui règne dans certains de ces secteurs les rend difficiles à pénétrer et donc à contrôler.
La traite des êtres humains est un phénomène caché pour ne pas dire souterrain, d’où la difficulté de produire des statistiques, tant prisées des médias. Selon les chiffres de Fedpol, une centaine de victimes potentielles sont recensées en Suisse chaque année. Une grande majorité d’entre elles proviennent de pays de l’Est comme la Roumanie, la Hongrie et la Bulgarie, mais aussi du Nigéria et de certains pays d’Asie et d’Amérique du Sud.
Plusieurs indices permettent de mieux cerner quelles personnes peuvent être victimes de traite des êtres humains :
- Elle est venue en Suisse sur la base d’une fausse promesse (par exemple un mariage, des études ou un travail) et elle y est exploitée.
- Elle est contrainte de se prostituer ou d’effectuer d’autres formes de travail forcé.
- Elle subit ou a subi des violences psychiques, physiques, sexuelles ou économiques.
- On lui a pris ses papiers d’identité ou de séjour, on l’a séquestrée ou privée de liberté.
- Elle est sous pression ; elle doit rembourser une grosse dette ou payer la personne qui a servi d’intermédiaire ; sa famille dans le pays d’origine fait l’objet de menaces.
- Elle ne connait pas son environnement ; ne parle pas la langue.
La lutte contre la traite des êtres humains poursuit trois objectifs : la prévention, la protection des victimes, la poursuite pénale. Le caractère transfrontalier et international de ce crime le fait dépendre parfois de la compétence de la Confédération, parfois de celle des cantons. La coopération active entre les différents acteurs et autorités concernés est dès lors indispensable à une lutte efficace contre ce fléau.
Les procédures juridiques
Avec le Service de coordination de lutte contre la traite des êtres humains et le trafic des migrants (SCOTT), la Confédération incite les cantons à mettre en place des « mécanismes de coopération ». C’est ainsi que, depuis 2010, le canton de Genève a développé une coopération renforcée [2]. entre différents services et institutions tels que la police judiciaire, le Ministère public, le Tribunal des mineurs, le Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant, l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM), les Hôpitaux universitaires, l’Office cantonal de l’inspection des relations du travail, la Direction générale de l’action sociale, le Service de protection des mineurs, le Centre LAVI, les partenaires sociaux ainsi que des associations spécialisées dans le domaine soit la Fondation Au cœur des Grottes [3], le Centre social protestant, Camarada, Aspasie et SOS Femmes. Pilotée par le Département de la sécurité et de l’économie, elle poursuit plusieurs objectifs, à savoir la prévention de la traite des êtres humains particulièrement en ce qui concerne l’identification des victimes et leur prise en charge, le démantèlement et la poursuite des réseaux criminels, la formation de professionnel-le-s ainsi que la sensibilisation du grand public.
Identifier les victimes et les accompagner dans d’éventuelles procédures de plainte pose des questions juridiques parfois complexes pour lesquelles des solutions sont désormais disponibles. Par exemple une personne clandestine, identifiée comme victime de la traite, peut bénéficier d’un délai de réflexion accordé par l’OCPM, qui doit lui permettre de trouver un peu de répit et de décider si elle souhaite collaborer avec les autorités de la poursuite pénale. Une autorisation provisoire de séjour pour la durée probable de l’enquête policière ou de la procédure judiciaire est accordée lorsque la victime décide de collaborer et de témoigner.
En général, les victimes ont peur de témoigner, au vu des risques que cela comporte pour elles et/ou des menaces qui pèsent sur leurs familles. Or, leur témoignage est indispensable afin que l’action des autorités de poursuite puisse aboutir à la condamnation des auteurs. A ce sujet il convient de signaler l’adoption de la loi fédérale sur la procédure extra procédurale des témoins qui a permis la mise en place d’un service central de protection des témoins auprès de la Confédération. Au niveau national en 2012, 13 jugements définitifs ont été rendus sur la base de l’article 182 du Code pénal suisse. A Genève [4], une dizaine d’affaires occupe actuellement le Ministère Public. Ces statistiques semblent très faibles, mais pour qu’une victime se sente en confiance [5] et accepte de parler, il faut parfois de long mois !
Deux situations vécues
Lola est arrivée de Bolivie avec une promesse d’études et de garde d’enfants ; un passeport lui a été fourni par une compatriote. Séquestrée et privée de ses papiers d’identité dès son arrivée, elle est chargée de l’entretien complet d’une famille et travaille près de 20h par jour. Insultée, battue et même brûlée, elle doit son salut à une voisine qui alertée par les cris a appelé la police. Lola a été prise en charge par le foyer de la Fondation au Cœur des Grottes pendant une année ; elle a pu se reconstruire et suit désormais une formation qualifiante. Ses exploiteurs ont été condamnés au Prud’hommes et au pénal.
Arsan. « Des connaissances m’ont promis un travail bien payé sur un chantier en Suisse. Elles ont organisé mon transport et mon hébergement. J’ai dû contracter une dette auprès d’elles pour payer mon voyage et mon installation. Une fois arrivé ici, j’ai été forcé à des travaux très lourds à raison de 50 heures par semaine pour 1’500 francs par mois. J’étais logé dans un deux pièces insalubre, entassé avec mes compatriotes et dormant à même le sol. Le loyer a été déduit directement de mon salaire ainsi que les remboursements de ma dette. Il ne me restait presque rien pour moi, pour envoyer à ma famille. Je me sentais piégé. Ne parlant pas la langue, j’étais isolé et perdu, je ne savais pas qu’on pouvait m’aider à m’en sortir et à défendre mes droits. » Témoignage recueilli par un syndicat
Hébergé par le Centre social protestant, un nouveau numéro d’urgence 0800 20 80 20 permet désormais aux victimes et aux témoins de la traite d’êtres humains d’être rapidement renseignés, orientés et accompagnés par deux juristes à temps partiel. La ligne est à disposition des victimes en premier lieu, mais au-delà elle s’adresse à toute personne témoin d’une situation de traite des êtres humains. La plupart des cas qui ont pu être mis au jour l’ont été grâce à des confidences faites par les victimes à des voisins, des employeurs, des médecins ou même des associations de parents.
[1] Protocole additionnel du 15 novembre 2000 à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (RS 0.311.543 ; dit Protocole de Palerme, entré en vigueur pour la Suisse le 26 novembre 2006) ; Protocole du 15 novembre 2000 contre le trafic illicite des migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (RS 0.311.541) ; la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains
[2] Consulter le schéma du mécanisme de coopération en format word
[3] Le Foyer de la Fondation au Cœur des Grottes à Genève a reçu 149 victimes de traite d’êtres humains en 17 ans ; il en héberge actuellement une dizaine dont la majorité était victimes d’exploitation de la force de travail.
[4] A Genève depuis le 1er avril 2014, des pages internet dédiées à l’information sur la traite des êtres humains ont été ouvertes sur le site du Département de la sécurité et de l’économie qui a fait de la lutte contre la traite des êtres humains l’une de ses priorités.
[5] L’expérience montre qu’une victime de la traite des êtres humains qui peut être mise au bénéfice d’une formation qualifiante a moins de risques de retomber dans les filets d’un réseau.