Quel habitat demain?
Les chiffres démographiques sont connus. Les bascules individuelles, sociales et familiales de la société un peu moins. Et l’habitat adapté aux besoins de quatre générations encore moins. Pistes de réflexion pour les architectes.
Par Cyrus Mechkat, architecte, Mechkat Bouldin architectes associés, Genève
[1] L’habitat ordinaire est formé par l’association des espaces du domicile, du quartier et de la ville. Il est tour à tour lieu de la vie intime et privée, lieu du voisinage et des liens de proximité, lieu de la vie collective, sociale et publique. En tous ses lieux, il est légalement tenu à assurer l’accessibilité à ses usagers, quels que soient leur âge et leurs ressources physiques, cognitives et matérielles.
Selon l’attention initiale dédiée à l’«aménageabilité» de leurs lieux de vie, les usagers bien lotis pourront rester dans leur « chez soi » aussi longtemps qu’ils le désirent [2]. La grande majorité risque en revanche de devoir quitter son logement, parfois dans la précipitation. Suivant la gravité des cas, la personne sera transférée en milieu hospitalier, puis de convalescence, puis en appartement adapté ou protégé, ou dans le premier EMS disposant d’une chambre libre.
La société à quatre générations
Si tout le monde semble désormais convenir de l’envergure de la transition démographique, c’est souvent pour la réduire à sa dimension quantitative. Or, celle-ci ne fait sens que si elle est comprise dans son interaction avec la qualité et les conditions de vie de la population. Le phénomène est en train de provoquer un véritable changement de paradigme. Les «nouveaux vieux» l’auraient peut-être pressenti, quand ils rappellent que la santé reste la principale de leurs ressources. Il n’est dès lors pas étonnant que les premiers à s’interroger, agir et innover soient les acteurs du secteur soins et santé. A Genève, cette prédisposition se confirme avec La Maison de la santé et sa Cité inter-générationnelle, comme avec le projet des Adrets, en construction.
Un autre secteur, l’habitat, aurait pu assurer ce rôle de ressource. Cela n’a pas été le cas. Les acteurs de ce secteur ne sont pas nombreux à avoir manifesté leur intérêt pour la question alors que, en quelques dizaines d’années, ils ont réussi l’exploit de doubler le volume bâti de nos villes, installé des milliers d’ascenseurs, mais sous-dimensionnés, et même parfois abaissé quelques seuils de portes pour faciliter le passage. Le gros de leur offre se résume à l’ancien modèle du logement ordinaire des années 1950-80 pour une famille jeune et active avec enfants. Cette offre a certes été élargie aux immeubles spécialisés, dont les EMS, établissements médico-sociaux, mais la formule ne peut répondre à elle seule à l’évolution des besoins. On peut saluer quelques réalisations faites par des coopératives et architectes, précieuses mais encore trop rares pour faire le poids face à la production de masse.
Revenons aux habitants, en particulier aux baby-boomers. Epris de liberté, ceux-ci ont imprimé leur marque au long de leur parcours de vie, dès la crèche, sur les plans culturel et scientifique, du travail, des mœurs, de la famille, des loisirs, voire des addictions et excès. Pourquoi en serait-il autrement au moment où ils intègrent les populations des 60-80 ans ? Tranche d’âge dont ils connaissent et refusent le sort, pour l’avoir vécu en accompagnant leurs parents. Au moment de quitter la vie active et déterminés au « tout faire soi-même », ces baby-boomers s’engagent dans nombre d’activités alternatives, individuelles ou d’ordre associatif, contributif, lucratif ou bénévole.
Ce faisant, savent-ils que, par leur nombre et modes de vie, ils sont en train de laisser une profonde empreinte dans l’histoire de l’humanité ? Ils déclenchent le vaste mouvement de bascule de la société traditionnelle de cohabitation à trois générations dans une nouvelle cohabitation à quatre générations [3].
La bascule individuelle, familiale et sociale
La bascule sociétale est importante sur le plan individuel d’abord. Au moment où il est libéré des contraintes de la vie active, chaque individu réalise, parfois avec surprise, qu’il dispose encore d’un capital-vie de quinze à plus de trente ans. Mesure-t-il que ce n’est pas si loin du nombre des années passées dans sa vie active ? Ce temps se joue en trois actes. Le premier dure une quinzaine d’année avec, habituellement, une bonne santé. Le deuxième se déroule sur une dizaine d’années, souvent assorties d’une autonomie relative due à des maladies chroniques, mais qui se soignent. Le troisième est plus incertain et peut durer cinq ans ou plus, avec parfois une poly-morbidité complexe, incapacitante, voire dégénérative.
Sur le plan familial également, le changement est profond. Les personnes entrant dans la vie réputée «inactive» vont découvrir la famille à quatre générations, dont deux en dehors de la vie active. Ce sera le partage, volens nolens, de place et de temps pour porter attention et soins à plus pressé que soi. Quant à l’apparition des arrières-grands-parents, très demandeurs d’attentions, elle va transformer l’image traditionnelle des « retraités » toujours disponibles pour garder les petits-enfants. En termes d’habitat, là où la cohabitation à trois générations se répartit sur deux logements, la cohabitation à quatre le fait sur trois. En plus de la dispersion territoriale et de l’extension des parcours de solidarité familiale, le passage à quatre générations a aussi des retombées sur, entre autres, la situation financière des familles, dont le report, voire la disparition, de l’héritage prédestiné aux héritiers quinqua- ou sexagénaires, et la prise en charge par les jeunes retraités d’une partie des frais générés par leurs parents.
Sur le plan social enfin, le changement n’a encore été que peu investigué. Pourtant, au moment où ayant perdu ses liens sociaux professionnels, l’individu cherche à établir de nouveaux liens, il va prendre la véritable mesure de l’écart grandissant entre son vécu quotidien de non-actif et le cadre de vie existant, normé pour la partie jeune, active et pendulaire de la population. Il n’aura pas d’autre choix que de s’accommoder de la spatiotemporalité qui s’impose à lui.
En résumé, il s’agit de repenser les lieux en privilégiant les liens, en développant les loisirs culturels et festifs, les activités lucratives, sociales et solidaires, les soins ambulatoires ou à domicile. A défaut, les risques d’isolement social, de chutes et autres accidents, de besoins d’assistance, d’hébergement en institutions ou d’hospitalisation, provoqueront des surcoûts démesurés. S’il faut saluer les efforts consentis en milieux institutionnels et hospitaliers, il faut aussi en rappeler le prix. Il est moins cher de prévenir que de guérir.
L’obsolescence du parc habitationnel
Imaginé dès les années 1925 par les architectes modernistes et mis en œuvre dans le cadre du plan de reconstruction après-guerre, l’aménagement des territoires a été fondé, afin de rationalisation, sur la recomposition des entités urbaines en zones spécialisées, juxtaposées par fonction. Le recours généralisé au «zoning», méthode d’optimisation d’inspiration taylorienne, a abouti à la concentration des activités prioritaires de la production dans la perspective de la croissance économique continue initiée par les «Trente Glorieuses». Les autres activités, d’ordre administratif, industriel, commercial, récréatif et le logement, ont été redistribuées en zones dédiées [4]. L’extension du modèle aux anciens quartiers urbains a fini par décomposer leur mixité originelle et fragmenter leur homogénéité.
Soumis à la même logique de spécialisation, le logement, après un transfert massif dans les cités-dortoirs, aura à son tour été conçu selon le modèle spaciotemporel évoqué. Cela veut dire qu’il aura été compartimenté en pièces normalisées dédiées aux fonctions séjour, repas ou sommeil, dimensionnées a minima pour des familles types, composées du couple de jeunes adultes, père actif, mère au foyer et d’un ou deux enfants. C’est ce modèle de logement qui est tombé en obsolescence [5].
La réponse aux nouvelles sollicitations passe par une approche expérimentale de l’habitat, couvrant ses composantes du domicile, du quartier et de la ville. Ce requis convoque des aptitudes qui sont co-opératives, réparatrices et inclusives. Aptitudes co-opératives pour nouer des contacts constructifs avec les acteurs des divers secteurs à l’œuvre et les habitants. Aptitudes réparatrices pour rattraper les retards et expérimenter des solutions innovantes fédérant les demandes sociales des personnes âgées avec celles de leurs enfants et petits-enfants, de leurs voisins, des ménages décomposés et recomposés, des indépendants travaillant à domicile. Aptitudes inclusives enfin pour éviter les «ghettos de vieux» et proposer aux usagers de toutes les générations les moyens de s’approprier leur habitat, aménageable à tout moment selon l’évolution des aspirations et besoins de chacun, sur son parcours de vie.
Les enseignements à tirer des EMS
Il est temps que la recherche, foisonnante quand il s’agit de l’âge, puisse s’étendre à l’expérimentation en matière d’habitat. Les projets expérimentés seront documentés et diffusés au fur et à mesure, présentant les modes opératoires, les échanges entre partenaires, les usagers, les dispositions spatiales, les équipements. En premier lieu, les nouveaux projets bénéficieront de la plasticité nécessaire à leur mutabilité, leur réadaptabilité ou réversibilité [6]. Une certaine agilité sera aussi nécessaire pour combiner approches traditionnelles et innovations, tant dans la rénovation d’immeubles existants que dans la réalisation d’ensembles neufs. Enfin la «réappropriabilité» offrira aux habitants astucieux ou bricoleurs la possibilité de collaborer à divers travaux de leur choix.
Freinés par la force d’inertie due en partie à la rente foncière et à la lourdeur de l’industrie du bâtiment, les milieux immobiliers ne trouvent pas l’intérêt qui pourrait motiver le renouvellement de leurs pratiques. Comment alors conférer à un habitat désuet la règle et les qualités requises pour un redéploiement contemporain ? La réponse peut être recherchée à travers le recours à l’exception de la dite règle, en l’occurrence à l’EMS, afin d’y identifier les mesures adoptées pour la prise en charge de personnes du grand âge dans le but de les traduire en mesures préventives applicables dans le logement ordinaire renouvelé. Par exemple des mesures pour réduire les risques de chutes, pour accueillir une personne alitée, un proche aidant, des amis ou pour se protéger de l’isolement, pour fournir une place de travail décente au personnel qui soigne la personne alitée, un lit d’appoint.
Un clic sur l’image pour télécharger le plan et la présentation du projet «De l’EMS à l’appartement».
Il y a aussi d’autres enseignements à tirer de l’exception EMS, régi par un cahier des charges des plus complexes auxquels un architecte peut être confronté dans l’exercice de sa profession. L’EMS est un lieu de vie et de fin de vie, un lieu de travail 24 heures sur 24 pour une quarantaine de professions (de santé et soins, administration, hôtellerie, animation socio-culturelle, des techniques), c’est aussi un lieu de convivialité, attractif pour des visites de familles avec enfants, de proches et de voisins. Chacun de ces trois types de lieux a ses impératifs en aménagements architecturaux et équipements qu’il faut concilier et fédérer. Le passage du programme complexe d’un EMS à celui d’un logement ordinaire renouvelé fait plus appel à une approche inventive et intuitive que normative, caractérisée par l’apport de la plus-value qualitative et de la polyvalence des espaces (cliquer sur l’image ci-dessus) tant pour une construction neuve que pour la réhabilitation d’un bâtiment existant. L’approche évoquée conduit à la conception de lieux de vie adaptables à tout habitant, une personne âgée ou une personne active travaillant à domicile, un couple avec enfants ou une famille monoparentale.
Le temps des projets expérimentaux
Un clic sur l’image pour télécharger les plans et les présentations des deux projets d’expérimentation
Deux projets expérimentaux sont proposés ici, pensés selon les concepts et qualités évoqués. Le premier présente un plan d’appartement neuf pour un ou deux habitants. Il doit répondre à un cahier des charges qui comprend un grand espace de vie, divisible en deux ou trois parties et équipé de services (cuisine, bains, dépôts) à volumétries variables. Le deuxième projet présente la transformation d’un appartement existant habité par une personne aujourd’hui en chaise roulante. Il s’agit, notamment, d’élargir des portes, d’installer une rampe, de faciliter l’accès à la cuisine, d’aménager une douche à la romaine et de fournir des télé-commandes pour stores.
Les deux projets ont en commun une approche pragmatique ouverte à la concertation entre toutes les parties impliquées, dans une optique inclusive. L’approche est faite de simplicité, de «réplicabilité» et de progressivité de travaux réalisables par étapes selon l’évolution des besoins et les ressources de leurs occupants, travaux réversibles quand ils sont prothétiques.
[1] La version intégrale de cet article est disponible en format pdf.
[2] Le chez-soi à l’épreuve des pratiques professionnelles, P. Dreyer et B. Ennuyer, Editions Chronique sociale, juin 2017, 339 pages.
[3] Daniela Jopp. «Vieillir ensemble», recherche en cours, LIVES, Université de Lausanne, voir en ligne
[4] Ph. Vignaud, Une autre ville est possible, Editions Non Lieu, 2012, 132 pages.
[5] L’obsolescence, ouvrir l’impossible, Mathias Rollet, éd. MetisPresses, Genève, 2016
[6] «L’habitat d’aujourd’hui et de demain : flexible, adaptable, réversible ?» Monique Eleb, Revue Proyecto .progreso. arquitectura n°16, Université de Seville, mai 2017, p.18-33, avec traduction en anglais.
Cet article appartient au dossier Habiter ensemble
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Cyrus Mechkat, «Quel habitat demain?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 6 décembre 2018, https://www.reiso.org/document/3790