Les stéréotypes entravent la recherche académique
Malgré les mesures structurelles en leur faveur, les « female breadwinners » peinent à faire leur chemin dans le monde académique. Pour repenser la place des « mères pourvoyeuses », il importe de repenser le salariat et le travail.
Par Marion Repetti, sociologue et assistante d’enseignement, Institut des sciences sociales, Université de Lausanne
Afin de promouvoir l’égalité des chances dans le champ académique [1], il existe aujourd’hui des programmes spécifiquement développés dans le but de soutenir les femmes - notamment celles qui ont des enfants [2] - dans la poursuite de leur parcours de scientifiques. Cette promotion de la « conciliation travail-famille » passe par toute une série de dispositifs et de conditions de travail favorables aux femmes et aux mères : crèches, soutiens financiers, conseils, infrastructures diverses, flexibilité du temps et de l’organisation du travail, etc. Pourtant, il demeure particulièrement difficile pour elles de mener à bien leurs projets de carrière. Le doctorat semble mener au plafond de verre au-delà duquel les femmes peinent à poursuivre leur parcours universitaire. À ce titre, les objectifs du Programme fédéral Egalité des chances ne sont donc pas atteints pour l’instant, comme le souligne la Plateforme d’information, de communication et de mise en réseau des Etudes Genre et de l’égalité des chances dans les hautes écoles suisses [3].
Comme l’ont montré certain-e-s auteur-e-s, le fait que cette « conciliation » se joue essentiellement au féminin explique une bonne partie de ce phénomène. Les mères continuent de « gérer ensemble les exigences du travail domestique et éducatif et celles du travail salarié » [4] ; au contraire, la majorité des pères gardent la plupart du temps une responsabilité limitée à l’exercice de leur activité professionnelle, organisant l’ensemble de leur vie privée en fonction de cet objectif. En Suisse, la généralisation du modèle familial où l’homme travaille à taux plein et où la femme exerce sont activité à temps partiel [5] s’inscrit dans cette logique, relevant du « modèle bourgeois contemporain » ou « modèle du pourvoyeur unique avec conciliation » [6].
Comme un homme père de famille ?
Mais le constat de l’ancrage de l’assignation des femmes au rôle de garantes du foyer avant tout se voit encore renforcé par d’autres indices. Nous nous référons ici en particulier à la minorité de mères en couple qui se trouvent dans une situation inverse à la norme : elles sont engagées à plein temps dans leur emploi alors que le père de leur(s) enfant(s) exerce une activité d’homme au foyer à cent pour cent (en Suisse, le nombre de ces « hommes au foyer » est trop faible pour constituer une catégorie statistique significative [7]). La configuration dans laquelle se trouvent ces female-breadwinners devrait être favorable à leurs engagements professionnels. En effet, cela leur offre la possibilité d’organiser les activités liées à leur emploi en dehors des contraintes institutionnelles qu’implique le système de crèches par exemple (horaires, trajets, etc.). Elles sont donc en mesure de s’engager pleinement dans leur carrière, a priori comme un homme père de famille occupant un poste similaire.
Pourtant, l’expérience de quelques années de fréquentation du champ universitaire comme assistante d’enseignement permet de constater que ces mères « pourvoyeuses » sont également confrontées à un « milieu universitaire (…) semé d’embûches pour les femmes » [8]. En effet, pour elles aussi, mener conjointement identité privée et identité professionnelle relève du défi malgré des conditions a priori favorables. S’il ne s’agit que de quelques « cas » à partir desquels il ne serait pas pertinent d’émettre des généralités, ils nous amènent pourtant à nous interroger et émettre des hypothèses. En particulier, ces quelques constats tendraient à confirmer les analyses portant sur le rôle que jouent les facteurs de discrimination « exogènes » au champ spécifiquement académique sur le processus de sélection qui ponctue la carrière scientifique [9].
Nous constatons en effet la force du stéréotype lié à l’essentialisation des mères et de ses conséquences sur l’évaluation qui est faite de leurs aptitudes à s’investir pleinement et de manière performante [10] dans leurs engagements professionnels. Dans la mesure où ces représentations porteraient également sur les mères pourvoyeuses, cela renforcerait le constat de la persistance et de la force de la représentation sexiste. Selon cette optique en effet, toutes choses égales par ailleurs, les femmes seraient, de par leur nature, moins aptes à « faire carrière » en ayant une famille que leurs collègues masculins. Autrement dit, si ces femmes ne sont pas plus confrontées que leurs collègues masculins « au poids (…) des responsabilités familiales à des âges déterminants de leur carrière », elles devraient néanmoins « davantage » faire face « aux spécificités de genre. » [11]
La parentalité, source de créativité
Il ressort de ces hypothèses que favoriser l’égalité des chances ne peut pas être assuré uniquement par le recours à des soutiens de type structurels comme c’est aujourd’hui essentiellement le cas. Une abolition de la ségrégation des femmes dans l’emploi académique - mais aussi à plus large échelle - demande de transformer les schémas de représentations liées respectivement à la maternité et à la paternité, rendant « transgressives » leur présence et leur activité dans cet espace professionnel « vis-à-vis du "tabou de la similitude" » comme le relèvent N. Le Feuvre et N. Lapeyre [12].
Au vue de ces constats, il nous semble qu’aller vers une considération de la parentalité au-delà de la dichotomie male-breadwinner / female-caregiver serait favorable à la promotion de l’égalité des chances. Cela permettrait aux femmes de se dégager de l’assignation au rôle de mère - partant, de profiter d’autant plus des mesures visant la conciliation travail-famille - tout en offrant également aux hommes les conditions d’une valorisation du statut et du rôle de père dans la société et dans la sphère de l’emploi en particulier.
La question des conditions de l’efficacité dans l’activité professionnelle doit également être posée autrement. Plus précisément, ne serait-il pas pertinent de reconsidérer le rôle que peut jouer la vie de famille dans la performance scientifique ? Loin de constituer une entrave à la réflexion et à la créativité, ne peut-elle pas être source de motivation, de confiance en soi et de créativité favorables à la réflexion intellectuelle ? Inversement, considérer que les hommes et femmes qui ne sont pas en charge d’enfant ont l’esprit plus disponibles que les autres et aptes à une meilleure performance, ne revient-il pas à oublier que tout un chacun, en tant qu’individu psychologique et social est engagé, tout comme le « parent », dans des processus qui peuvent le solliciter plus ou moins intensément selon les périodes de sa vie ? À ce titre, la parentalité mériterait-elle donc d’être considérée comme un engagement parmi d’autres, source d’expérience, de développement des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être largement favorables à l’échange et à la réflexion scientifique ?
Relier les engagements privés et professionnels
Quoi qu’il en soit, cette réflexion souligne la nécessité de reconsidérer les enjeux de l’effritement de la société salariale et du modèle industriel et post-industriel d’emploi aujourd’hui, largement discutées par des sociologues de divers horizons. De nombreux travaux ont montré les conséquences de la soumission du champ académique à l’organisation fordiste du travail [13] . Or, les représentations d’un monde professionnel clairement détaché des engagements liés au foyer montre ses limites tant sur le plan structurel qu’en terme de valeurs. Cette question dépasse largement l’objet qui nous préoccupe dans cette courte réflexion puisqu’elle est au cœur de toute la problématique du care au sens de Joan Tronto.
Dès lors, repenser la place accordée aux femmes dans la relève académique se révèle une dimension d’une réflexion plus générale. Celle-ci porte sur les conséquences de la dimension fondamentalement genrée du mode d’organisation économique et social de la société contemporaine dont les frontières qui la structurent sont aujourd’hui largement ébranlées.
[1] Ce projet fait l’objet d’un Programme fédéral de promotion de l’égalité des chances sous la direction de la Conférence des recteurs des universités suisses (CRUS) : lien internet
[2] Cette question est traitée dans le module 3 du Programme fédéral Egalité des chances : “Encouragement de la conciliation entre carrière académique et famille”.
[3] Gendercampus.ch : lien internet (12 décembre 2014)
[4] Le Feuvre, N. et Lapeyre, N. (2004). Concilier l’inconciliable ? Le rapport des femmes à la notion de “conciliation” dans les professions libérales en France. Nouvelles Questions Féministes, 23 (3) : p. 42.
[5] En Suisse, en 2014, plus de la moitié des femmes qui ont une activité professionnelle l’exercent à temps partiel contre un homme sur sept (Office fédéral de la statistique. Situation économique et sociale de la population. Egalités entre femmes et hommes. Travail à temps partiel : lien internet (17 décembre 2014).).
[6] Office fédéral de la statistique. Atlas suisse des femmes et de l’égalité. Concilier travail et famille : lien internet (17 décembre 2014).
[7] Office fédéral de la statistique. Situation économique et sociale de la population. Egalité entre femmes et hommes. Donnée et indicateurs. Personnes sans activité professionnelle : lien internet.
[8] Pomrenke, M. (2008, 8 sept.). Le milieu universitaire est semé d’embûches pour les femmes. Affaires Universitaires, en ligne : lien internet (17 décembre 2014).
[9] Pigeyre, F. et Sabatier, M. (2011). Les carrières des femmes à l’université. Une synthèse de résultats de recherche dans trois disciplines. Revue Politiques et Management Publique, 28 (2) : p. 227.
[10] Ferrari, M. (2010). Les femmes influencent-elles la performance des entreprises ? Travail, genre et société, (23), p. 181-190.
[11] Pigeyre, F. et Sabatier, M. (2011). Op. cit. p. 232.
[12] Op. cit. p. 47.
[13] Lawrence, P. A. (2008). Lost in publications. How measurement harms science. Ethics in Science and Environmental Politics, 8 : p. 9-11.