Le travail contre la santé ?
Le stress au travail est l’une des menaces les plus importantes qui pèsent sur la santé des travailleurs/euses et sur la performance des entreprises. Comment le définir ? Comment le prévenir ? Pistes d’action.
Par Sophie Le Garrec, sociologue, Université de Fribourg
Premier risque psychosocial reconnu et recensé par l’Agence Européenne de Sécurité et de Santé au Travail [1], le stress concerne en Suisse, selon le SECO, 62% des actifs/ives occupé-e-s. En outre, 41% d’entre eux/elles disent souffrir de tension psychique et nerveuse forte et assez forte dans le cadre de leur travail. Mais qu’est-ce que le stress au travail ? Comment peut-on le définir ?
Focales médicale et psychosociale
De nombreuses définitions sont proposées pour sérier cette notion largement médiatisée ces derniers mois, notamment avec les suicides de salarié-e-s dans les entreprises françaises Renault et France Télécom.
A l’instar de P. Légeron [2], une définition médicale générale peut être proposée puis complétée par une approche plus psychosociale. « Le stress est la réaction de l’organisme face aux modifications, exigences, contraintes ou menaces de son environnement, en vue de s’y adapter » [3]. Cet état de stress survient dans des contextes spécifiques « lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face. » [4]
Un travail moins « dur », vraiment ?
Rappelons qu’en quelques décennies, la définition du travail a passablement évolué. Il est le plus souvent perçu comme moins « dur » qu’avant du point de vue de la pénibilité physique. Mais les transformations ergonomiques ne sont pas forcément, comme cela est parfois ressenti dans le public, des améliorations en terme de qualité. La standardisation et l’accroissement des exigences dans nombre d’activités, comme par exemple pour les ouvriers/ières à la chaîne ou les caissières de supermarché, a de lourdes répercussions : la prescription d’un même geste répété tout au long de la journée de travail et d’une posture corporelle limitée pour aller plus vite provoquent de nouvelles pathologies physiques ainsi que des formes d’usures psychiques [5].
Les rapports de productivité qui se sont élevés dans tous les secteurs professionnels participent également de ces maux psycho-somatiques et des pressions ressenties comme du stress. Le règne de l’urgence devient un mode dominant de régulation collective impliquant de faire un maximum de choses en un temps toujours plus condensé [6].
Un temps pressé et oppressant…
Urgence, instantanéité et immédiateté régissent les nouvelles manières de vivre le temps au travail [7] et se sont constituées comme un véritable modèle d’action « d’efficacité » au sein des entreprises [8]. Le court terme s’est substitué au long terme, la quantité à la qualité, l’agir à la pensée, la logique actionnaire à la logique gestionnaire, la rentabilité financière à la rentabilité humaine, la parcellisation à la totalisation et le spéculatif à l’investissement.
Dans ce maelström de changements, pas étonnant que les salarié-e-s soient empreint-e-s d’inquiétudes et de craintes. La peur de perdre son emploi [9], d’être déclassé-e, etc. amène les individus à travailler plus, à s’investir parfois de manière démesurée et à souffrir en silence.
Cette peur des salarié-e-s pervertit les positions éthiques des acteur-e-s et conduit à des consentements passifs aux violences vues puis subies par ou dans le système. Ils/elles acceptent de se soumettre à des rythmes accrus et à des conditions de travail éprouvantes (pourquoi travaillent-ils/elles à leur propre destruction ?) et consentent au silence qui entoure le harcèlement des autres alors que cette attitude peut aussi les concerner à terme.
L’individualisation du travail est un aspect qui permet de saisir ce processus d’acceptation de conditions de travail éprouvantes et de la souffrance qui en découle : les salarié-e-s aujourd’hui sont seul-e-s et le plus souvent mi-se-s en concurrence ou en conflit. Les fonctions sociales de solidarités se sont fissurées par ces nouvelles formes d’organisation du travail. La déstructuration du vivre-ensemble et les capacités de résistance collective se sont effondrées et explicitent la plus grande visibilité de la souffrance et du stress aujourd’hui [10].
Des maladies invisibles, donc illégitimes ?
Cette souffrance et ce stress restent encore dans de nombreuses situations non-dits car vécus et perçus comme non légitimes. En effet, la personne qui craque, qui souffre est une personne défaillante, inadaptée, non performante, inapte. Le problème émerge à cause des dispositions personnelles déficientes des individus et de leur incapacité à « bien » travailler. Cette stigmatisation reste très présente encore aujourd’hui dans tous les milieux, toutes les professions et font obstacle à la demande de soins et de prise en charge.
Cette absence de légitimation des maladies psychiques provient également de la difficulté à diagnostiquer et objectiver ces pathologies « immatérielles ». Elles ne sont pas « mesurables » à travers des standards médicaux ou « palpables » par auscultation, elles deviennent par conséquent des maladies suspectes car invisibles. Cette invisibilité de la maladie renvoie à un non-reconnaissance du diagnostic et souvent à l’idée « d’abus » (« schweininvaliden ») qui se fond une fois de plus dans un rapport de responsabilisation des individus et s’absout du contexte de l’organisation du travail.
Le comble du paradoxe
La souffrance au travail est un véritable tabou en Suisse. Elle est peu prise en compte, confiée et confinée exclusivement au secteur des assurances sociales. Comble du paradoxe, ces maladies liées au travail ne sont pas considérées comme des maladies professionnelles au sens où l’entendent les assurances [11]. Dans leur prise en charge, les problèmes psychiques et les dépressions ne sont en effet pas reliés au monde professionnel.
Les pistes d’action
Le stress au travail est considéré comme l’une des menaces les plus importantes qui pèsent sur la santé des travailleurs/euses et sur la performance des entreprises. Pour le prévenir, tous les interlocuteurs/rices du monde du travail et de l’entreprise (organisation, management, individus) doivent participer et faire de la santé psychologique une véritable stratégie d’intervention [12]. A l’instar du rapport Nasse-Légeron [13] sur les risques au travail, plusieurs pistes opérationnelles pourraient être reprises pour le contexte helvétique.
- Élaborer un indicateur global et des indicateurs spécifiques du stress au travail ;
- Faire davantage de prévention primaire, secondaire et tertiaire sur ce thème du stress au travail ;
- Reconnaître et analyser les suicides au travail (autopsie psychologique) ;
- Réaliser des campagnes publiques d’information ;
- Permettre et proposer la formation des acteur-e-s de l’entreprise.
[1] Expert Forecast, 4ème enquête européenne, 2007.
[2] Légeron P., 2003, Le stress au travail, Paris : Odile Jacob.
[3] Définition de Hans Seyle proposée lors de la conférence de Patrick Légeron.
[4] Conférences de Patrick Légeron et de Nicole Aubert.
[5] L’exemple des caissières : avant, elles devaient prendre en main le produit, regarder l’étiquette, le reposer pour taper le prix à la caisse et le donner ensuite aux client-e-s ; aujourd’hui, il s’agit du même geste à savoir scanner un code barre et pousser vers l’arrière de la caisse le produit. Cela va dix fois plus vite et les caissières soulèvent plus d’une tonne par heure soit dix fois plus qu’il y a dix ans. Cf. « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés » de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, 2006, Distribution : Bodega Films.
[6] Conférence de Nicole Aubert.
[7] Virilio P., 1977, Vitesse et politique, Paris : Ed. Galilée.
[8] Aubert N. 2006, « Société du présent immédiat », in Soulet M.H. (éd), Société en changement – Société de changement, Fribourg : Academic press Fribourg.
[9] Selon le SECO, le taux de chômage passera en 2010 de 3,6% à 5,5%.
[10] Cf. Desjours C., 2008, Travail, usure mentale, Paris : Bayard.
[11] La prise en charge des maladies est presque nulle : la SUVA s’occupe à 95% des accidents du travail. Les 5% restants recouvrent les maladies officiellement reconnues - l’amiante, le bruit et les maladies de peau.
[12] Conférence de Patrick Légeron.
[13] « Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail » remis au gouvernement français en 2009 (réactualisé).