La langue : obstacle aux droits des patients
Dans le contexte médical, les personnes migrantes ont en principe les mêmes droits que les Suisses. Dans la pratique, le droit et le consentement aux soins ainsi que le secret médical ne peuvent pas toujours être respectés.
Par Nathalie Brunner, collaboratrice scientifique, avocate, Institut de droit de la santé, Université de Neuchâtel
Les patients - migrants ou non - se voient reconnaître différents droits spécifiques par l’ordre juridique, notamment celui d’accéder aux soins de santé, de consentir ou non à les recevoir, ou encore le droit à la protection de leurs données personnelles sensibles. Si le statut de certains migrants dans notre pays est parfois de nature à limiter plusieurs de ces droits, par exemple le droit aux soins, la provenance des personnes et la barrière linguistique entravent leur réalisation.
Les droits des patients sont des prérogatives découlant de libertés et droits fondamentaux[1] instaurés par la Constitution fédérale[2], dont les contours sont délimités plus ou moins précisément par les lois qui les concrétisent[3]. Si elles visent pour la plupart à protéger la personnalité des patients dans le contexte médical, ces prérogatives permettent aussi aux intéressés de jouer un rôle essentiel dans leur traitement et d’en être des partenaires à part entière. Elles favorisent la relation de confiance entre patients et professionnels de la santé et contribuent à la qualité de la prise en charge thérapeutique.
Ces droits sont conférés aux patients indifféremment de leur statut en Suisse. Ils ne sont cependant pas tous absolus : selon les situations, certains d’entre eux se retrouvent limités, voire supprimés, à condition qu’une loi le prévoie[4].
Le droit aux soins et ses limites
La plupart des législations sanitaires cantonales accordent aux patients un droit d’accéder aux soins et le libre choix du professionnel ou de l’établissement de santé amené à les dispenser. Les modalités d’exercice de ce droit et son étendue sont restreints dans les faits par les régimes d’assurances sociales, surtout celui de l’assurance-maladie. Les patients affiliés à un modèle particulier d’assurance pour bénéficier de primes moins onéreuses, par exemple une assurance avec « réseau de soins », ne peuvent en effet recourir qu’aux seuls fournisseurs de prestations inclus dans ce type de contrat, ce qui réduit de fait le libre choix. Tel est souvent le cas des migrants ayant demandé l’asile en Suisse, tributaires du modèle d’assurance auquel les autorités les auront affiliés d’office.
Une autre limite concerne le type et l’étendue des soins auxquels les patients peuvent prétendre. Certes, le « catalogue » des prestations de la loi sur l’assurance-maladie couvre l’essentiel des traitements nécessaires au maintien ou au rétablissement de la santé. Encore faut-il être affilié à une caisse-maladie pour y prétendre. Or tel n’est pas le cas de nombreux migrants, en particulier ceux qui séjournent clandestinement en Suisse, même s’ils remplissent souvent les conditions d’assujettissement à l’assurance-maladie sociale.
Le droit aux soins et au libre choix du professionnel ou de l’établissement de santé est en fin de compte souvent théorique pour tous les patients en Suisse. Il l’est encore plus pour certains patients migrants, a fortiori si ces derniers ne disposent pas d’informations compréhensibles au sujet du système de santé suisse.
Le consentement aux soins en théorie
Bien qu’effectués à des fins bienveillantes, les actes médicaux constituent des atteintes à l’intégrité physique ou psychique des patients. Afin de pratiquer licitement ces actes, les patients doivent y consentir, ce qui implique qu’ils soient capables de discernement. S’ils ne le sont pas, le code civil[5] détermine le cercle des personnes habilitées à prendre cette décision.
Ainsi, tant qu’ils sont capables de discernement, les patients peuvent désigner par directive anticipée - écrite et signée - un représentant thérapeutique qui prendra des décisions d’ordre médical si devait survenir une incapacité de discernement. A défaut, certains proches désignés par la loi sont habilités à prendre ces décisions ; à défaut encore, l’autorité de protection de l’adulte désignera un curateur ad hoc[6]. Autrement dit, il n’appartient pas aux professionnels de la santé ni à d’autres tiers, non habilités à représenter le patient, de décider si un traitement sera administré ou une hospitalisation effectuée. Seules exceptions : les - rares - situations dans lesquelles une disposition légale permet de placer ou retenir un patient dans une institution et de lui prodiguer des soins sans ou contre sa volonté[7].
Le principe du consentement libre et éclairé aux soins implique pour le patient un droit à être informé par ses soignants sur son état de santé, la nature et le déroulement du traitement proposé, les risques et les alternatives, les aspects financiers, pour permettre à la personne de prendre sa décision en toute connaissance de cause. Or comment un patient peut-il être informé par son soignant s’ils ne parlent pas une langue commune? Et de quelle manière décrit-il la douleur qu’il éprouve ? Comment lui communique-t-il des informations personnelles nécessaires à la prise en charge ou au suivi ?
La réalisation du droit à l’information des patients allophones ne peut ainsi s’envisager sans recourir à un traducteur. A cet égard, il appartient aux pouvoirs publics de mettre à disposition des offres de soins adaptées et accessibles à la population dans toute sa diversité, ce qui devrait impliquer que des prestations de traduction soient disponibles dans leurs structures de soins. Mais la traduction n’est pas incluse dans le catalogue des prestations couvertes par l’assurance-maladie et les traducteurs ne sont pas reconnus comme fournisseurs de prestations. Ainsi, l’étendue de l’offre à disposition des patients allophones sera souvent proportionnelle à l’ampleur des moyens financiers alloués à cette tâche par les autorités compétentes.
La confidentialité en danger
Dans les faits, il arrive ainsi régulièrement que des proches du patient ou des employés des structures de soins officient comme traducteurs, ce qui est problématique à plus d’un titre. D’une part, une telle traduction présente le risque ne pas offrir une qualité identique à celle qui serait effectuée par un professionnel. Cette situation peut avoir une incidence sur la compréhension des informations échangées entre soignant et soigné et, par conséquent, sur la prise en charge thérapeutique dans son ensemble.
D’autre part, ces traducteurs occasionnels ne sont pas toujours sensibilisés à la nécessité de garder le secret sur les données échangées entre les intéressés, comme doit l’être un traducteur professionnel dans la mesure où il est considéré comme un auxiliaire du soignant et, à ce titre, soumis à une obligation de confidentialité. Le droit du patient à ce que ses données personnelles sensibles soient protégées pourrait ainsi ne pas être pleinement respecté.
Enfin et surtout, le patient doit pouvoir librement communiquer avec son soignant et être en mesure de lui confier des données parfois très intimes. Or la participation d’un proche à un tel échange ne semble guère de nature à favoriser la transmission d’informations pourtant essentielles à une bonne exécution du traitement, au détriment du patient.
Les avantages d’une meilleure information
L’ordre juridique reconnaît en principe aux patients migrants des droits identiques à ceux des patients nationaux, sans toutefois prévoir de moyens pour contourner systématiquement les obstacles linguistiques auxquels sont confrontées les personnes venues d’ailleurs. L’introduction dans l’assurance-maladie d’une couverture des prestations de traduction nécessaires à l’administration d’un traitement constituerait une piste de réflexion. A voir le nombre d’interventions déposées par les parlementaires fédéraux visant à contenir, voire à réduire, les coûts de la santé, ceux de l’asile, et les coûts de la santé des requérants d’asile[8], l’air du temps ne parait guère propice à l’introduction de nouvelles dépenses de ce type...
Pourtant, garantir l’accès aux soins dans une langue compréhensible favorise la qualité des prestations médicales, évite les soins inutiles et prévient des erreurs de traitement auprès d’une importante partie de la population, ce qui contribue à l’évidence à contenir les coûts de santé.
La Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine s’est récemment penchée sur cette question dans son rapport consacré aux migrants allophones dans le système de soins[9]. Elle y souligne l’importance pour les patients de faire valoir leurs droits indépendamment d’obstacles linguistiques et la nécessité de disposer non pas de « simples » traducteurs, mais d’interprètes communautaires maîtrisant les enjeux interculturels. Cette Commission d’éthique étant chargée de conseiller les autorités sur toute question en lien avec la médecine humaine du point de vue éthique, sauront-elles l’écouter ?
Lire aussi l'article de Gabrielle Steffen, Sans papiers : LAMal et accès effectif aux soins.
[1] Par exemple le droit à la dignité humaine, la liberté personnelle, le droit d’obtenir de l’aide en cas de détresse ou encore le droit à la protection de la sphère privée.
[2] RS 101.
[3] Par exemple le code civil (CC), les législations sanitaires cantonales, les lois fédérale et cantonales sur la protection des données, etc.
[4] Voir par ex. les art. 380ss CC (placement à des fins d’assistance) et 380 CC (traitement des troubles psychiques d’une personne incapable de discernement placée en établissement psychiatrique).
[5] RS 210.
[6] Voir art. 378 du code civil.
[7] Par exemple, la loi fédérale sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme (RS 818.101) permet, à certaines conditions, d’imposer aux patients « récalcitrants » différentes mesures pour combattre ces maladies comme la mise en quarantaine, la soumission à un examen médical, etc. (cf. art. 30 ss).
[8] Voir notamment le postulat Clottu 16.3796.
[9] Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine, Migrants allophones et système de soins – enjeux éthiques de l’interprétariat communautaire, Prise de position n° 27/2017, Berne, janvier 2017.