Aide sociale numérisée: quelles conséquences?
Solliciter des prestations sociales par courriel, sans devoir se déplacer à un guichet, représente une aubaine pour certain·e·s, mais contrecarre l’autodétermination des plus vulnérables. Une recherche menée à Genève le montre.
Par Eva Nada, visiting research fellow à l’Université d’Albany (USA) financé par le FNS
Quels sont les effets visibles et invisibles de la numérisation des prestations sociales dans l’expérience ordinaire de l’aide sociale et de l’autonomie, pour les bénéficiaires de cette aide ? Pour répondre à cette question [1], des personnes ont été interviewées, après avoir été sélectionnées de deux manières : la première par des annonces sur les écrans des Centres d’action sociale du canton de Genève, la seconde par recrutement direct dans les réceptions de ces lieux. Onze entretiens biographiques ont été effectués.
Petit, l’échantillon n’a pas vocation à être représentatif ; le but de cette recherche est de mettre en évidence certaines inconsistances, limites et contradictions de la numérisation des prestations sociales pour les destinataires, tout comme ses opportunités. Il ne s’agissait nullement d’expliquer comment les expériences individuelles sont généralisables à une population plus large.
Modifier les rôles de chacun·e
Alors même que la subvention de l’État n’a pas augmenté depuis une dizaine d’années et n’évoluera probablement pas, le nombre de dossiers à l’aide sociale dans le canton de Genève ne cesse de croître. Pour répondre à ces enjeux, la direction de l’Hospice général cherche à renouveler et à adapter son fonctionnement organisationnel.
C’est dans ce contexte socio-politique qu’a été déployée la stratégie 2016-2020, « Inventer l’Hospice général de demain ». Celle-ci vise à transformer l’institution, en changeant la place et le rôle des destinataires et des collaboratrices et collaborateurs. Cette nouvelle méthode de management, « le faire autrement » [2], implique notamment la dématérialisation des dossiers par la gestion informatique et numérique des documents. Cette stratégie modifie bel et bien la place et le rôle de chacun·e dans l’accompagnement social.
Cette évolution a d’abord été appliquée au service de l’efficience et de l’efficacité de l’institution. Les destinataires n’ont été informés qu’en fin de processus de la mise en place du projet et des nouvelles manières de procéder pour demander et recevoir ses prestations sociales.
Ainsi, c’est à la fin de 2018 que le système de numérisation est mis en œuvre dans les Centres d’action sociale genevois. Les bénéficiaires sont incité·e·s à utiliser ce mode de faire pour faire valoir leurs droits sociaux mensuellement. Ils et elles sont prié·e·s d’envoyer leurs documents par email à une adresse générique. En d’autres termes, ces personnes doivent scanner et envoyer leurs formulaires de manière électronique, plutôt que de se rendre au guichet à des dates prédéterminés pour les y remettre.
Éloigner la stigmatisation
Toutes et tous ne se sentent toutefois pas à l’aise avec ce système. Des bénéficiaires énumèrent plusieurs raisons pour pour justifier la non-utilisation des technologies numériques lors de leurs requêtes aux prestations sociales. Le contact avec les agent·e·s de guichet est énoncé prioritairement. Cet élément se révèle d’autant plus vrai pour les personnes socialement isolées et pour les individus sans domicile fixe, c’est-à-dire logeant à l’hôtel ou dans des foyers. Pour eux, la dimension sociale prime sur le côté pratique du numérique. En outre, l’aspect de contrôle de la transmission des « preuves » pour faire valoir leur droit prend de l’importance. S’assurer que tous les documents et les bons ont été transmis justifie le fait de préférer se rendre sur place.
Si les technologies numériques restent inexploitées par les personnes en situation de plus grande vulnérabilité, elles le sont, par contre, par celles et ceux qui souhaitent profiter du libre-service induit par ces moyens électroniques. Ils et elles peuvent en effet effectuer leurs démarches à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, du lundi au dimanche. Autrement dit, ils et elles n’ont plus besoin de se déplacer pour faire valoir leurs droits sociaux. Cette procédure est vécue comme une opportunité de mettre à distance l’identification à leur situation sociale et la stigmatisation qui s’y attache.
Cet avantage relevé par les partisan·ne·s du libre-service s’avère contrebalancé par un sentiment accentué de contrôle. La recherche montre que les destinataires interviewé·e·s vivent certaines démarches, comme se rendre au guichet tous les mois pour obtenir le rabais pour l’abonnement de transports publics, comme une manière de les « garder à l’œil ». Si la numérisation des prestations sociales ne change pas les formes de contrôle propres à la politique d’aide sociale, elle les reconfigure donc. Elle les rend plus abstraites. D’aucun·e·s estiment ne pas avoir plus de liberté mais plus de responsabilité.
La question du contrôle n’est pas le seul problème rencontré par les destinataires dans l’usage des outils numériques pour revendiquer leurs droits. La recherche a révélé un manque de transparence et de responsabilité de la part de l’institution à leur égard. S’il est de plus en plus attendu que les bénéficiaires de l’aide sociale utilisent le courriel et le scanner pour faire valoir leur droit à des prestations, cette responsabilisation ne s’avère pas mutuelle. En effet, ils et elles ne reçoivent ni accusé de réception, ni n’ont de suivi des documents. Ils et elles ne savent pas qui réceptionne leur envoi, qui le traite et comment, ni par qui est prise la décision de leur accorder des droits sociaux. Le manque de transparence et de partage des informations augmente l’angoisse et le stress liés à leur situation sociale.
Accentuation du stress et de l’angoisse
L’enquête illustre finalement un résultat autrement préoccupant. Le sentiment de renforcement de contrôle, le manque de transparence dans le traitement des données et des décisions principalement évoqués par les destinataires peuvent en effet être reliés à leurs conditions d’existence : vivre à l’aide sociale demeure source d’angoisse et de stress et inscrit les personnes dans des trajectoires de nécessité.
Ces états d’anxiété peuvent être accentués pour les personnes sans domicile fixe et pour les femmes victimes de violence conjugale. Dans ces conditions, utiliser les outils numériques pour requérir l’aide sociale accentue l’expérience stressante et le sentiment de perte de maîtrise du processus. En d’autres termes, la numérisation de l’aide sociale entrave l’empowerment et l’autonomie des bénéficiaires.
Conçus et utilisés au départ par les individus appartenant aux fractions les plus diplômées des populations occidentales, les outils numériques ne se révèlent pas pertinents de la même manière pour les classes populaire (Pasquier 2019). Cette enquête montre que la possibilité de leur appropriation et de leur usage pour faire valoir des droits sociaux ne peut être dissociée des conditions sociales où s’accomplit l’appropriation de tels outils numériques.
Bibiographie
- Pasquier, D. (2019). « Le numérique abolit les distances sociales. ». Dans : Olivier Masclet éd., La France d’en bas : Idées reçues sur les classes populaires (pp. 157-162). Paris : Le Cavalier Bleu. https://doi.org/10.3917/lcb.mascl.2019.01.0157"
[1] Engagée dans une démarche collaborative entre la Haute école de travail social de Genève et les partenaires de terrain pour qualifier les collaboratrices et collaborateurs au travail de terrain ou de recherche, j’ai pu participer au programme pilote du double profil de compétences PGB11 entre septembre 2019 et février 2020, ainsi qu’entre septembre et décembre 2020. Ma participation au programme PGB11 a tout d’abord consisté en une phase d’immersion de six mois comme assistante sociale dans un centre d’action sociale du canton de Genève, puis, dans un second temps, d’une recherche sociologique de quatre mois. Qualitative, celle-ci a portée sur l’expérience des destinataires de l’aide sociale dans le processus de numérisation de l’aide sociale dans le canton de Genève. Le présent article expose certains résultats de cette enquête.
[2] Stratégie 2016-2020. Inventer l’Hospice général de demain. Hospice général, Genève.
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Eva Nada, «Aide sociale numérisée: quelles conséquences?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 7 octobre 2021, https://www.reiso.org/document/8043