Toxicomanie et espace public: un sujet qui pique
Pour les personnes précarisées en situation d’addiction∙s, la rue représente un « chez‑soi ». Mais cette appartenance dérange lorsqu’elle laisse des traces. Le vivre ensemble dans l’espace public passe par la réduction des risques.
Par Camille Naef, Master en travail social, Haute école de travail social et de la santé (HES-SO), Lausanne [1]
En Suisse, dès la fin des années 1970, une visibilité accrue du trafic et de la consommation de substances addictives s’est répandue dans l’espace public. Des scènes ouvertes de la drogue se sont enracinées illégalement dans plusieurs grands centres urbains comme à Zurich ou à Berne. Précarité, insalubrité et insécurité caractérisaient les conditions dans lesquelles évoluaient jour et nuit les personnes en situation d’addiction∙s.
Dans ces lieux que Nancy Fraser qualifierait de « contre-espaces publics subalternes », les minorités toxicomanes étaient libres de formuler « leur propre interprétation de leurs identités [et] de leurs intérêts » (Fraser 2001, 138). Cependant, les ressources propres pour exprimer leurs besoins et défendre leurs droits manquaient.
Ce bref plongeon dans l’histoire des addictions dépeint le malaise d’une société face au « surgissement » public et soudain d’une problématique socio-sanitaire reléguée jusqu’alors au domaine privé (Arendt 1958). Jugées incontrôlables, les scènes ouvertes de la drogue ont rapidement été saisies par les médias de masse. Le double effet ambivalent de la médiatisation décrit par Olivier Voirol (2005) s’est alors fait ressentir.
D’un côté, le « pouvoir » de la presse de sélectionner le contenu publié a fortement impacté la représentation populaire des personnes toxicomanes. Autrement dit, la réduction de la problématique des addictions à ses aspects les plus sombres et sensationnalistes – symboles de la déchéance – a renforcé la stigmatisation des individus souffrant d’addiction∙s. De l’autre côté, la diffusion d’images fortes dans les médias helvétiques et internationaux a suscité l’ouverture d’un débat public autour de la question des dépendances. Ces échanges, cumulés à l’expérience du terrain des professionnel∙le∙s socio-sanitaires, ont marqué les prémices d’une nouvelle approche dans l’accompagnement des personnes concernées.
Les liens entre précarité et addiction∙s
La crise provoquée par les scènes ouvertes de la drogue a incité la Suisse à développer une politique inédite et progressiste en la matière. En 1994, le modèle dit des quatre piliers (prévention, thérapie, réduction des risques et répression) a officiellement été nommé par les membres du Conseil fédéral [2]. Celui‑ci est né du constat que les acteurs et les actrices gravitant autour des personnes souffrant d’addiction·s avaient des intérêts divergents, voire répondaient à des missions incompatibles. Par exemple, le mandat des forces de l’ordre de poursuite pénale des toxicomanes entravait la promotion des conditions hygiéniques de consommation par le personnel socio‑sanitaire. Grâce au volet « réduction des risques », un terrain propice à la collaboration entre les corps de métiers dans le champ d’intervention des dépendances a ainsi été activé.
Bien que la politique des quatre piliers ait eu, dès son implémentation, un impact positif sur la consommation de drogues (OFSP, 2015), elle tend à réduire la dépendance aux substances psychotropes à une maladie. Dans le bas seuil en particulier, la pathologisation des addictions est problématique puisqu’elle omet l’influence du contexte sociétal. En effet, la drogue est souvent le symptôme d’une situation de souffrance, de détresse et/ou de grande précarité. Sans travail, ni logement, la personne se retrouve submergée par des angoisses existentielles qu’elle calme en consommant des substances addictives. Pour reprendre les mots de Jean Furtos (2009), l’individu toxicomane, se sentant indigne d’exister, « s’auto-exclut ».
Reconsidérer les addictions comme un moyen de survie diminuerait certainement les stigmatisations à l’égard des toxicomanes. Mais leurs situations de précarité engendrent également une visibilité inquiétante des pratiques relatives à la consommation de drogues, mettant en péril une cohabitation bienveillante, saine et sécure entre tou·te·s dans l’espace public. Comment les professionnel∙le∙s du travail social jonglent avec ces réalités et invitent à davantage de reconnaissance des minorités toxicomanes dans une perspective de réduction des risques ?
Sur le chemin de la reconnaissance
L’équipe éducative du Centre de jour à bas seuil de la Fondation le Tremplin à Fribourg, active dans le champ de la précarité sociale et des addictions, a répondu à cette question de manière innovante en mettant sur pied la Clean-team, une prestation citoyenne de réduction des risques qui fête ses cinq années d’existence en 2021.
Chaque jeudi matin en ville de Fribourg, une travailleuse sociale et deux bénéficiaires se rendent dans les lieux publics fréquentés par les consommateurs et les consommatrices de substances addictives. Munie d’un chariot de tri des déchets, la Clean-team arpente les rues, parcs, toilettes publiques et parkings du centre-ville pour éliminer en toute sécurité le matériel de consommation usagé jonchant l’espace public. L’objectif ? Renforcer le lien social entre les personnes consommatrices de substances addictives et la collectivité.
Pour atteindre cet objectif, les professionnel∙le∙s du travail social de la fondation misent sur l’établissement de partenariats avec diverses institutions et services publics fribourgeois, dont le service de la voirie et la police. Ces collaborations ont plusieurs motivations. Premièrement, les partenaires ont la possibilité d’appeler la Clean-team en renfort lorsque du matériel de consommation usagé est découvert sur la voie publique. Deuxièmement, l’instauration d’un dialogue sensibilise les partenaires aux réalités nuancées de la problématique des addictions. Par exemple, les déchets de matériel de consommation dans l’espace public ne sont pas toujours synonyme d’un manque de respect. L’absence de logement, la peur de la répression et la prise de risque en s’exposant au regard d’autrui amènent les personnes en situation d’addiction∙s à consommer dans l’urgence et de manière inappropriée. Enfin, le contact avec plusieurs services et institutions de la ville de Fribourg confère une légitimité et une visibilité à ces équipes de nettoyage qui facilitent l’entrée en relation avec la population locale dans l’espace public.
Cependant, la visibilité des personnes en situation d’addiction∙s contribuant à la Clean-team et déambulant en gilets fluorescents dans la ville ne garantit pas encore leur reconnaissance selon Voirol (2005). Pour répondre à cet enjeu, l’équipe a complété son action de visibilisation auprès de la population et des autorités par une sensibilisation des bénéficiaires aux thèmes de la sécurité et de la santé publiques. Oui, les personnes toxicomanes ont le droit d’accéder au domaine public, mais elles ont le devoir de respecter ce même espace en jetant le matériel de consommation usagé, qui présente un danger pour autrui. La mixité des binômes, parfois constitués d’ancienne personne consommatrice ou dépendante à l’alcool, favorise les échanges sur la responsabilisation individuelle.
Le double processus entre, d’une part, la collaboration avec les partenaires et la sensibilisation de la population et, d’autre part, la contribution positive des personnes concernées par les addictions au bien-être de la collectivité fait la force de la Clean-team. Sera-t-elle suffisante pour redéfinir l’espace public comme « un lieu d’apparition de la pluralité humaine, de la liberté [et] de l’excellence » et surtout « de la singularité et de l’irremplaçabilité de chacun » selon les termes d’Hannah Arendt (Leméteil, 2017) ? Rien n’est moins sûr. Mais, combinée à d’autres actions de réduction des risques et d’informations des habitant∙e∙s, la participation citoyenne des usagers et des usagères de la drogue à l’espace public marque incontestablement une première étape importante sur le chemin de la reconnaissance.
Références bibliographiques
- Arendt, H. (1958). Condition de l’homme moderne. Paris, France : Calmann-Lévy.
- Fraser, N. (2001). Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu'elle existe réellement : Extrait de Habermas and the Public Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 109-142. Hermès, La Revue, 31(3), 125-156.
- Furtos, J. (2009). De la précarité à l’auto-exclusion. Paris, France : Éditions Rue d’Ulm.
- Leméteil, E. (2017, 25 octobre). Arendt (Hannah). Dans Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics [en ligne].
- Message du 9 mars 2001 concernant la révision de la loi sur les stupéfiants (01.024). (2001, 9 mars) Berne, Suisse : Le Parlement suisse.
- Office fédéral de la santé publique [OFSP] (2015, 7 mai). Stratégie nationale Addictions 2017–2024.
- Voirol, O. (2005). Les luttes pour la visibilité : esquisse d'une problématique. Réseaux, 129-130 (1-2), 89‑121.
[1] Travail réalisé dans le cadre du module «Travail social et communication» dirigé par Viviane Cretton.
[2] Message du 9 mars 2001 concernant la révision de la loi sur les stupéfiants (01.024)
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Camille Naef, « Toxicomanie et espace public: un sujet qui pique », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 12 juillet 2021, https://www.reiso.org/document/7695