Schizophrénies et sexualités : une liaison ?
Entre crainte, trouble et paradoxe, la sexualité semble régulièrement occultée dans les traitements psychiatriques. Certaines personnes souhaitent pourtant parler de leurs désirs. Les travailleurs sociaux ont-ils un rôle à jouer ?
Par Laurent Chenevard, travailleur social, enseignant, Lausanne
Cet article s’inspire de mon travail de mémoire de master en travail social [1]. Durant dix années de pratique professionnelle en psychiatrie, j’ai observé que la sexualité préoccupe certaines personnes schizophrènes : leurs sollicitations pour en parler et s’informer sont fréquentes. Elles évoquent régulièrement leurs dysfonctions sexuelles et leur désir mêlé de crainte de rencontrer et communiquer avec un ou une partenaire. Parfois leurs propos présentent des incohérences de la pensée proches du délire. En cherchant des références théoriques, j’ai constaté que la sexualité des personnes schizophrènes est un sujet peu traité, il semble même occulté.
Pour élaborer ma thématique de recherche, j’ai retenu l’hypothèse que ce sujet est régulièrement éludé afin de ne pas ébranler la conviction que les symptômes et les traitements des schizophrénies entraînent une quasi annulation du désir et des capacités sexuelles, tout en supposant que les craintes d’enfantement restent conséquentes. Ma problématique, marquée par le trouble et le paradoxe, révèlent des enjeux de tensions qui concernent également le travail socio-éducatif.
Partir des propos de personnes atteintes d’une psychose
Mon exploration s’est définie en analysant le témoignage de quatre personnes, une femme et trois hommes, atteintes de troubles psychotiques (schizophrénie ou trouble schizo-affectif), sur le thème des sexualités. Après avoir obtenu leur accord pour participer à mon enquête, j’ai effectué une analyse de leurs propos en retenant quatre questions :
- Psychoses et symptômes : comment les perçoivent-ils ?
- Quelles sont leurs représentations de la sexualité et de leur vécu sexuel ?
- Médications, sexualités et amour : quels sont les effets constatés ?
- Quelles sont leurs attentes en matière de propositions socioéducatives ?
Lors des entretiens, j’ai observé que les quatre personnes évoquent premièrement leur maladie et les symptômes qu’elles subissent. Elles perçoivent leur maladie comme ayant une grande influence sur leur vie et évoquent la souffrance liée aux symptômes et leurs difficultés de vivre au mieux avec.
Leur médication semble avoir une incidence importante sur leur corps et leur sexualité : Madame évoque une prise de poids conséquente, les trois Messieurs témoignent de leurs dysfonctions érectiles et de leur anéjaculation. Les quatre reconnaissent les effets bénéfiques des neuroleptiques pour diminuer les symptômes de leur maladie, tout en regrettant les effets secondaires. Ils relèvent que leur médication a été adaptée pour les limiter. Les trois hommes témoignent du manque d’informations des médecins quant aux conséquences néfastes de la médication prescrite sur leur sexualité et de la difficulté d’en parler alors qu’ils n’y ont pas été invités. Leur maladie et certains effets de leur médication peuvent être perçus comme un frein pour rencontrer un ou une partenaire. Trois personnes évoquent leur envie d’amour et d’être en relation, un des messieurs semble avoir momentanément renoncé à espérer une rencontre, tout en affirmant se sentir éventuellement prêt à y resonger.
Concernant le travail social, les quatre personnes disent qu’elles ont été suffisamment informées au niveau de la prévention des maladies sexuellement transmissibles et des risques de grossesse. Les deux messieurs en foyer parlent des préservatifs en libre-service et de la possibilité de parler de sexualité en entretien. Pour lutter contre le flou institutionnel en matière de sexualité, Madame évoque la nécessité d’en parler, en relevant l’importance de la sensibilisation chez les soignants pour qu’ils soient attentifs à aborder chaque situation de manière individuelle. Elle précise une notion essentielle : le thème de la sexualité devrait être amené par les soignants, plutôt que d’attendre qu’il soit évoqué par les résidents.
En analysant leurs propos, une question semble s’imposer : parler de sexualité ne devrait-il pas être une des responsabilités des institutions pour intégrer le désir de personnes schizophrènes qui souhaitent se percevoir en tant qu’individus sexués vivant leur sexualité ?
La sexualité comme droit fondamental
La Constitution fédérale suisse précise que tout être humain a droit à la liberté personnelle, notamment à l’intégrité physique et psychique, et que nul ne doit subir de discrimination du fait, entre autres, d’une déficience psychique. Malgré la perception de la sexualité en tant que droit fondamental, les accès à la sexualité des personnes schizophrènes en institution semblent fortement limités.
Dans son approche sociologique des sexualités, Bozon [2] relève leurs enjeux en explicitant qu’elles se construisent à partir d’un contexte culturel où elles sont inscrites, contexte qu’elles influencent et transforment en structurant les rapports sociaux. Ainsi, les sexualités se représentent davantage qu’elles ne se définissent. Pour évoquer le terme de sexualité, il s’agit de différencier les actes, les relations et leurs significations. La sexualité peut être un des moyens de se construire en tant que sujet, il ne s’agit pourtant pas d’une obligation à la sexualité. Les personnes schizophrènes qui souhaitent se percevoir en tant qu’individus sexués vivant leur sexualité auront, de par les symptômes de leur maladie, davantage de difficultés pour appréhender leurs fantasmes, leurs désirs et pour les concrétiser.
De son côté, Lalonde, médecin psychiatre, développe un modèle de « vulnérabilité-stress » : lorsqu’une personne atteinte de schizophrénie est en contact avec une multitude d’informations ou d’événements, elle ressentira une sensation de surcharge, comme si son cerveau ne parvenait plus à percevoir, analyser et donner du sens. Vivre une situation d’envie et de désir lors d’une rencontre est un vecteur de vulnérabilité et de stress. Des stimulations et des sentiments, parfois contradictoires, souvent hautement affectifs et pulsionnels, pourront provoquer une sensation de surcharge chez une personne schizophrène et engendrer cette perte de capacités à s’adapter à ce qui se passe autour d’elle et en elle. Les risques de propos ou de comportements incohérents et inadaptés augmenteront, tout en réduisant grandement les chances de prolonger la rencontre et de tisser des liens. Lorsque le désir et l’envie enflamment, la tendance n’est-elle pas justement de perdre la tête ?
Schizophrénies et sexualités en institution
La sexologie médicale démontre un taux de dysfonctions sexuelles chez les personnes schizophrènes supérieur à celui de la population générale. Ces dysfonctions peuvent être provoquées par les effets secondaires de la médication neuroleptique et par les symptômes de leur maladie. Malgré certaines réticences du personnel soignant, les patients semblent vouloir dialoguer sur ce thème, d’autant plus que de nouveaux médicaments antipsychotiques ont de moindres effets secondaires sur les capacités sexuelles. Des programmes psychoéducatifs, découlant d’un engagement institutionnel en matière de sexualité, devraient favoriser le développement des habilités sociales et des conduites appropriées.
Dans la majorité des hôpitaux psychiatriques en France et en Suisse romande, la sexualité est tacitement prohibée. Dans les institutions socio-éducatives, un certain flou règne, l’interdit ou les entraves semblent fréquents. Parler de sexualité, c’est limiter tout un ensemble de risques et faire de la prévention et de l’information un principe fondamental. Il faut rappeler les fonctions socialisantes et identitaires de la sexualité, en permettant de se situer au regard de soi-même et de l’autre dans un corps sexué, et la fonction et le rôle des travailleurs sociaux de justement favoriser la socialisation et le développement identitaire.
Vatré et Agthe Diserens [3], deux sexopédagogues, ont développé la notion de « tiers aidant ». Une personne schizophrène en institution devrait pouvoir solliciter une personne de référence pour l’aider à trouver des moyens de vivre sa sexualité de manière plus satisfaisante, en favorisant l’estime de soi et l’élan vital. La Fondation Suisse pour la Santé Sexuelle a édité une brochure [4] mentionnant que l’éducation affective et sexuelle est à aborder et développer dans le cadre des projets de vie des résidents et que les institutions doivent intégrer ce thème dans leurs politiques institutionnelles. Il s’agit de délimiter un champ et un fonctionnement institutionnels sur le sujet des sexualités, en prenant en compte les valeurs éthiques, les principes d’altérité et les objectifs d’un travail thérapeutique de réhabilitation psychosociale.
Parler et faire parler de sexualités
Les quatre personnes que j’ai interrogées confient qu’elles ont apprécié parler de leur sexualité lors de ces entretiens. Elles n’ont pas ressenti de gêne ou de sentiment d’intrusion. Leurs propos tendent à relever que le thème des sexualités mériterait une plus grande ampleur au niveau de son traitement, que ce soit lors d’une hospitalisation, lors d’un suivi ambulatoire ou d’un séjour en foyer. Même si l’hôpital gère prioritairement la crise et l’urgence, certaines attentes au niveau informations et soutiens ne semblent pas comblées.
Parler et faire parler d’amour, de sensualité, de sexualité, rattache au vivant, à l’amour de la vie. Il ne s’agit pas d’imposer ce sujet dans le cadre institutionnel, ni de le figer, encore moins de trop le réglementer, mais de le proposer et de définir comment et dans quel cadre, de créer, en lien avec la charte éthique, une politique institutionnelle sensibilisée à ce sujet et sensibilisant les professionnels pour développer des compétences, de l’aisance et de l’audace.
[1] « Schizophrénies et sexualités : entre trouble et paradoxe, les travailleurs sociaux ont-ils un rôle à jouer ? » HES-SO, master en travail social, Lausanne, 2013.
Dans cet article, le masculin est utilisé comme représentant du genre féminin, masculin et transgenre, sans aucune discrimination, dans le seul but d’éviter d’alourdir le texte.
En notant sexualités au pluriel, j’évite une approche dogmatique, je suggère ainsi toutes orientations et pratiques sexuelles.
Lorsque j’écris « personne schizophrène » ou « personne atteinte de trouble psychotique », je relève une facette de cette personne qui en recèle bien d’autres. La schizophrénie à elle-seule ne raconte pas la personne. Le terme « personne schizophrène » n’est pas employé pour catégoriser et enfermer.
Lorsque je note « soignant/s », ce mot désigne toutes personnes travaillant dans un lieu accueillant des personnes atteintes de troubles psychiques et offrant des soins ou des prestations à visée thérapeutique.
[2] Bibliographie
- Agthe Diserens C., Dammköhler S., Vienne V., Vatré F., Granget P., Planche F., (2012), De bonnes pratiques dans le contexte des institutions spécialisées, guide, Sexualité et handicaps pluriels (SEHP), avec le soutien de Santé sexuelle suisse
- Bozon M., (2009), Sociologie de la sexualité, 2e édition, Armand Colin
- Constitution fédérale de la Confédération suisse, (18 avril 1999, Etat le 23 septembre 2012), chapitre 1 : article 10 alinéa 2, article 8 alinéa 2
- Lalonde P. et collaborateurs, (1995), Démystifier les maladies mentales, la schizophrénie, Gaëtan Morin
- Lalonde P., Aubut J., Grunberg F. et collaborateurs, (1999), Psychiatrie clinique, une approche bio-psycho-sociale, Gaëtan Morin
- Vatré F., Agthe Diserens C., (2000), Affectivité, sexualité, intimité et handicap(s), (p.18-23), Pédagogie spécialisée, janvier 2000
- Vatré F, Agthe Diserens C., (2012), Accompagnement érotique et handicaps : au désir des corps, accompagnement sensuel et sexuel avec cœur, 2e édition revue et augmentée, Chroniques Sociales
[3] Note de la rédaction : lire l’article de Catherine Agthe Diserens du 7 février 2013 dans la revue REISO : « Sexualité et handicap : regards ouverts »
[4] Note de la rédaction : télécharger la brochure sur cette page de REISO.