Trouver un nouveau souffle dans l’impasse
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Lorsque des jeunes en situation de mal-être et leurs parents se trouvent perdu·e·s, que les professionnel·le·s semblent démuni·e·s pour trouver un accompagnement adéquat, le travail en réseau apparaît comme véritable outil ressource. Grand angle.
Par Ludovic Bornand, psychologue-psychothérapeute responsable de MALATAVIE Prévention, responsable de la coordination du collectif aiRe d’ados, Genève, Yasmine Cebe, psychologue-psychothérapeute à MALATAVIE Prévention, coordinatrice du collectif aiRe d’ados [1], Noémie Cuissart de Grelle, psychiatre et psychothérapeute FMH, Genève, et Sébastien Gendre, responsable d’unité, Hospice Général [2]
1. L’avènement du travail psychosocial autour de l’enfant et de l’adolescent·e
1.1 Jalons historiques, contextuels et théoriques
2.1 Présentation et historique du dispositif
2.3 Déroulement du travail des aiRe d’échanges
2.4 Lien au groupe Ressources d’aiRe d’ados
3. Logiques d’articulations santé-social
4. Valeur ajoutée des aiRes d’échange
1. L’avènement du travail psychosocial autour de l’enfant et de l’adolescent·e
La diversité des niveaux et des modalités d’interventions thérapeutiques — ambulatoires, hospitalières, résidentielles, intermédiaires — mais également pédagogiques, éducatives, voire protectionnelles et/ou juridiques que requièrent les situations cliniques rencontrées en pratique pédopsychiatrique, surtout publique, rend le travail de réseau nécessaire. Cela s’avère d’autant plus essentiel que ces secteurs d’activités se développent de manière plus ou moins indépendante les uns des autres, sans que les articulations soient pensées en amont, ou fassent l’objet d’une politique publique concertée.
La notion de réseau est très vaste et le travail interprofessionnel devient toujours plus riche et complexe. Si la mise en commun des forces potentialise les interventions, l’évolution managériale de nombres d’institutions peut cependant faire obstacle à de telles pratiques.
1.1 Jalons historiques, contextuels et théoriques
Le mouvement d’humanisation des institutions psychiatriques, né dans l’immédiat de l’après-Deuxième Guerre mondiale avec la psychothérapie institutionnelle, a profondément soutenu les innovations en matière de soins en santé mentale. Une approche compréhensive de l’enfant se développe, notamment par rapport aux moments féconds de son histoire, ses rapports à son environnement familial, scolaire, et social. On assiste à l’apparition de prestations dynamiques en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent·e, et à la nécessité d’adopter des approches multidimensionnelles faisant appel à d’autres intervenant·e·s que celles et ceux appartenant strictement à l’équipe pédopsychiatrique.
Il devient nécessaire de travailler ensemble [3], tant à l’intérieur des équipes pédopsychiatriques qu’à travers les relations que ces équipes nouent avec d’autres intervenant·e·s. Les résultats se montrent convaincants, et font place à des pratiques innovantes en théorisant le travail en réseau. Les intervenant·e·s se confrontent à leur marge d’incomplétude, ne pouvant faire face aux multiples composantes à ressaisir et articuler entre elles. Dans les meilleurs cas, cela exerce des effets positifs, incitant chacun·e à mobiliser sa créativité et à ressentir que la place occupée ne prend sens qu’en fonction des différentes actions menées par d’autres intervenant·e·s.
Pour assurer les meilleurs effets de complémentarité, une coordination suffisante doit s’organiser. Le but est ensuite de se mettre à la recherche des potentialités mobilisables chez l’enfant, ses parents et les autres intervenant·e·s, comme autant de points d’appui à exploiter sur les différents plans (thérapie, éducation, aspect social). Dans les situations psychosociales complexes, parfois qualifiées d’impossibles, le dispositif de réseau peut lui aussi se rigidifier et renvoyer à beaucoup d’impuissance, de colère, jusqu’à l’éclatement ou l’échec des collaborations. Il en résulte une nécessaire création de dispositifs spécifiques. Surgit également l’importance de redoubler d’efforts et de soins dans la tenue de ces interventions de réseau et de pouvoir disposer des repères théorico-cliniques suffisants.
Cette évolution des soins en psychiatrie et en pédopsychiatrie ne va pas sans l’avènement du travail social. En effet, les soins en psychiatrie évoluent toujours plus d’un modèle hospitalo-centré vers une approche communautaire ; les moyens publics sont redistribués dans ce sens. On observe une diminution des épisodes de crises et de la durée des traitements institutionnels : cependant, les difficultés d’insertion sociale et groupale restent un défi du travail de réseau.
Issu des principes de charité chrétienne, le travail social a, dans un sens, toujours été lié au monde des soins. Son développement et les évolutions qui l’ont traversé entre le 16e et le 21e siècle ont toutefois également présenté un certain « antagonisme » envers celui-ci.
Des prémices de l’assistanat social (naissance de l’Hospice général à Genève en 1535, avec déjà une vocation d’aide aux mendiant·e·s, enfants illégitimes, vagabond·e·s ainsi qu’aux personnes âgées, malades ou handicapées[4] ) à l’arrivée des premières institutions pratiquant « l’éducation spécialisée » (création au 19e siècle du premier réseau associatif philanthropique, lointain ancêtre de l’Office de l’enfance et de la jeunesse[5] ), en passant par la naissance de l’animation socioculturelle (à la fin des années 50, notamment pour faire face au phénomène des « bandes de blousons noirs » et à la violence montante entre jeunes gens[6] ), c’est bien d’une multitude de fonctions, de professions, d’institutions, de courants de pensée, de pratiques qui sont évoquées lorsque l’on parle de « travail social ».
La professionnalisation des différents champs du travail social est tardive, avec l’ouverture des premières écoles en travail social à Genève et Zürich en 1918, à l’époque exclusivement réservées aux femmes, et souvent axées sur les principes de ce qui s’appellera plus tard le « Care ».
C’est aussi probablement par ces fondements, ces contextes d’intervention très divers et sa nature polymorphe que le travail social s’est construit en intégrant notamment le concept de réseau et de travail en équipe pluridisciplinaire, tel que décrit plus haut (et donc « emprunté » au monde des soins, précurseur en la matière).
Est-ce là la source de cette « tradition » de méfiance, voire de « défiance » qui s’est instaurée entre ces deux univers et s’est perpétuée au travers des décennies ? Il paraît difficile aujourd’hui de déterminer s’il était question de compétences, de champs d’interventions, d’affirmation de l’identité des un·e·s ou des autres ou, plus simplement, de « concurrence » entre la santé et le social.
Toujours est-il que l’arrivée et l’intégration au corpus des métiers du social de courants de pensée ou modèles d’intervention tels que l’analyse transactionnelle, l’approche systémique, ou plus récemment la psychologie sociale et le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, a grandement contribué au nécessaire rapprochement entre le social et la santé, tant dans l’intérêt des patient·e·s-usager·e·s que des professionnel·le·s. À l’instar d’aiRe d’ados, c’est notamment dans le champ de la santé mentale que les « rapprochements » se sont opérés.
En effet, les actions de santé mentale dans un espace élargi sont possibles aujourd’hui grâce au développement du travail en équipe et, au-delà, des relations diversifiées entre les équipes spécialisées et d’autres intervenant·e·s du champ éducatif, pédagogique ou médico-social. Il n’existe pas de structure idéale qui, à elle seule, pourrait répondre à l’ensemble des besoins. Or, les clivages entre institutions limitent les possibilités de partenariat ; à terme, certain·e·s jeunes se trouvent exclu·e·s de tout dispositif. Un accent fort est mis sur la collaboration des institutions et la synergie des compétences.
La mise en place de supports nécessaires et d’une coordination entre tou·te·s les professionnel·le·s (public, associatif, libéral) resserre les liens entre les services de la santé, de l’action sociale, de l’éducation et de la protection judiciaire de la jeunesse. Les clivages se réduisent alors entre les dispositifs. Des professionnel·le·s issus des champs social, médico-social, sanitaire, judiciaire, éducatif, s’organisent ainsi en groupes de travail (« mal-être adolescent », « violence », « situation complexe » par exemple) pour s’occuper des mêmes jeunes qui ne trouvent pas de réponse dans les systèmes classiques d’accueil socio-éducatif, scolaire ou sanitaire [7].
Répétons-le ici, un regard unique n’a pas de sens pour traiter des situations complexes. Le réseau a la vertu de rompre l’isolement pour le·a patient·e et sa famille, mais également pour le·a travailleur·se social·e et le·a soignant·e. Il représente un système vivant, qui peut acquérir différentes formes pour métaboliser les conflits générés souvent par le fonctionnement du patient et de son système.
Pour ce faire, le travail en réseau nécessite des liens entre professionnel·le·s, des objectifs communs, des outils de collaboration et des modalités de gouvernance claire. Une recherche en sociologie sur l’essor des réseaux de soins [8] identifie trois conditions à la coopération : la confiance, la reconnaissance et les moyens de coordination que sont le temps, l’espace, et les moyens de rencontre.
2. aiRe d’ados
2.1 Présentation et historique du dispositif
aiRe d’ados a été initié en 2014 pour soutenir, sur le bassin genevois, les adolescent·e·s et les jeunes en grande difficulté et à risque suicidaire, ainsi que leurs familles et leurs réseaux professionnels. À Genève, il existe un nombre important de structures au service de la jeunesse. Ainsi, l’idée n’était pas d’en créer une supplémentaire, mais de fédérer et de mettre en lien les différentes forces et ressources existantes. Si l’un des axes du projet vise à transmettre de l’information — à travers l’organisation de colloques sur la thématique du risque suicidaire chez les jeunes par exemple —, un autre axe s’oriente vers ces situations complexes teintées d’idées noires et/ou de prises de risque.
aiRe d’ados est avant tout un collectif qui favorise les échanges entre professionnel·le·s de la santé et du social. Différents regards, différentes approches se croisent afin de pouvoir, à plusieurs, accueillir et accompagner au mieux certaines situations complexes d’adolescent·e·s et de jeunes adultes à risques suicidaires, âgé·e·s de 12 à 25 ans.
Fréquemment, les professionnel·le·s se retrouvent face à un·e jeune présentant un important mal-être et à son entourage, qui vivent un sentiment d’impasse et de discontinuité. Ainsi, la détresse de l’adolescent·e agite le système familial, qui peut recourir à des aides variées. Le jeune qui va mal passe fréquemment d’une structure à une autre, évoque parfois ce qui lui est si douloureux, et répète, malgré lui ou elle, un scénario inquiétant qui alerte chaque nouveau ou nouvelle professionnelle sollicité·e.
Les proches et les professionnel·le·s ont le sentiment que le·a jeune est « éclaté·e » en plusieurs endroits, tel que le relève Fericelli-Broun (2004) dans les situations d’enfants présentant un tableau complexe. L’adolescent·e, alors poussé·e par une contrainte interne, rompt le lien avec les autres : c’est l’impasse. C’est bien là l’inquiétude ; la tentation du suicide est liée au fait que, pour cette jeune personne en détresse, la vie ne lui parle pas ou lui parle mal, ne lui dit rien qui vaille ou encore qu’elle n’a pas goût à vivre. Face à ces inquiétudes, d’autant plus fortes que le·a jeune se trouve dans l’impasse et avec des idées noires, il est important pour l’entourage familial, ainsi que pour les professionnel·le·s, de ne pas se trouver seul, afin d’éviter que l’inquiétude laisse la place à l’angoisse voire à l’impuissance.
Parler à plusieurs, professionnel·le·s, famille, jeune, permet de passer de l’inquiétude au souci et d’être au plus près de ce que chaque jeune énonce. L’adolescent·e peut alors être entendu·e, mais aussi entendre que les adultes dans le réseau qu’il s’est lui ou elle-même créé se font du souci.
La pratique pointe régulièrement que plus l’adolescent·e va mal, moins il ou elle se montre preneur·se du soin. Ainsi, les jeunes présentant un risque suicidaire connaissent souvent des difficultés à investir un suivi. Les lieux d’adresse finissent par se démultiplier et perdre leur sens, pour le·a jeune et ses parents, tout comme pour les professionnel·le·s qui se retrouvent nombreux·ses à être sollicité·e·s pour un cas. Cela contribue au processus de discontinuité et de rupture.
2.2 Vignette clinique fictive
Pour illustrer de manière concrète les propos de cet article, entrons dans une situation, sous forme de vignette clinique. La situation en question s’inspire largement de la réalité vécue par aiRe d’ados depuis 2014.
Monsieur G., éducateur dans un foyer pour adolescent·e·s à Genève, contacte aiRe d’ados via son site internet, au sujet de Naïma, 16 ans. Elle a fugué durant deux jours et, à son retour, le professionnel a remarqué des scarifications sur son avant-bras et son mollet. Il sait que la jeune fille a déjà fait deux tentatives de suicide et que depuis quelques semaines, elle refuse de se rendre à l’école. Elle a également augmenté significativement sa consommation de cannabis. Elle n’a pas non plus participé aux visites médiatisées avec son père et a manqué les trois dernières séances avec sa thérapeute. Elle a cependant rencontré son assistante sociale au Service de protection des mineurs de Genève (protection de l’enfance), qui a fait part de son inquiétude à Monsieur G. et au pédiatre de Naïma, qui semblait avoir un bon lien avec l’adolescente. Un réseau s’est donc organisé, aboutissant à des propositions qui devaient être soumises à Naïma. La jeune ayant fugué ce jour-là, elle n’a pas eu connaissance de ces pistes d’accompagnement.
Au retour de Naïma, Monsieur G. et le réseau initial se sentent dans l’impasse. À la suite de l’appel à aiRe d’ados, le collectif met en place une « aiRe d’échanges » qui répond à la demande de suivi émanant du réseau. aiRe d’échanges se compose d’un·e représentant·e de la santé et d’un·e représentant·e du social, deux personnes coordinatrices qui ne sont pas impliquées dans la situation initiale.
Lors de la première rencontre, Monsieur G. l’éducateur, l’assistante sociale, la pédiatre, la thérapeute, Naïma et ses parents sont présent·e·s. Naïma parle peu, mais se montre attentive à ce qui est dit. Chaque professionnel·le expose son point de vue, partage ses préoccupations et ses questionnements, et les représentant·e·s d’aiRe d’échanges reformule ce qu’ils·elles comprennent de la situation. Ils et elles proposent à l’adolescente, selon le protocole du projet, de désigner, parmi les personnes présentes ou dans son entourage, quelqu’un·e en qui elle a confiance pour incarner la fonction de « porte-parole ». Naïma désigne son assistante sociale pour assumer ce rôle de « liant privilégié ».
À la fin de cette première réunion, Naïma réagit en disant : « Tout ce monde-là, pour moi ! ». Elle se montre très émue lorsque son père partage son inquiétude et exprime son sentiment d’être démuni. Le groupe convient alors de se réunir environ tous les deux mois, selon les besoins exprimés par la jeune fille et son réseau, et s’engage à se montrer réactif si la situation le nécessite. Le groupe se retrouvera à une quinzaine de reprises pour cette situation.
Un fil rouge, faisant également office de filet de sécurité, se tisse ainsi autour de Naïma pour la soutenir, aider au mieux son entourage à faire face à ses inquiétudes et permettre au réseau de continuer à penser et à l’accompagner, tout en s’adaptant à ses fluctuations.
Naïma rencontre ainsi régulièrement les professionnel·le·s, avec ses parents qui s’inquiètent pour elle. De manière plus large, elle échange avec des adultes qui se questionnent, proposent, sans jamais lui imposer une vérité sur ce qu’elle doit faire ou ressentir.
L’approche plurale d’aiRe d’ados favorise cette ambiance d’ouverture et de co-construction bienveillante, souple, mais aussi opiniâtre, tant que faire se peut.
2.3 Déroulement du travail des aiRe d’échanges
Fondements théoriques et mise en pratique
Les aiRe d’échanges ont pour mission d’assurer un accompagnement partenarial au long cours, tel un fil rouge, à travers des rencontres régulières entre les différent·e·s intervenant·e·s.
Les coordinateurs et coordinatrices du dispositif reçoivent les demandes, les évaluent et en parlent avec le groupe « Ressources » d’aiRe d’ados. Une prise de contact peut consister en un simple appel pour un conseil, ou déboucher sur une orientation ; elle n’entraîne pas nécessairement la mise en place d’un travail à plusieurs. Si un suivi par l’aiRe d’échanges est proposé, cela implique, a minima, que le·a jeune et ses parents (s’il·elle est mineur·e) remplissent le formulaire de consentement dédié. Idéalement, leur présence est souhaitée lors des séances. Le cas échéant, et comme évoqué dans la vignette, ces dernier·e·s ont la possibilité de faire appel à un·e porte-parole, soit une personne majeure et porteuse de la confiance du·de la bénéficiaire, afin d’être représentés en réunion. Le·a porte-parole remplit ainsi une fonction de messager·e en transmettant à l’adolescent·e ce qui a été évoqué et travaillé lors des rencontres menées en son absence.
Dans le fonctionnement du projet, l’aiRe d’échanges propose d’accueillir les professionnel·le·s dans l’impasse ainsi que l’adolescent·e et sa famille. Les différent·e·s professionnel·le·s engagé·e·s dans la situation sont contacté·e·s, de même que celles et ceux qui ne le sont plus, mais pourraient être en mesure de donner un regard sur la personne en souffrance. La rencontre organisée offre alors un temps pour s’arrêter, penser ensemble le parcours de l’adolescent·e et ses ressources, et un espace pour faire entendre ce qu’il·elle a à dire à celles et ceux qui se préoccupent de lui·elle. L’objectif est « d’aider à aider », en consolidant le filet de sécurité santé-social par la coordination des actions et des interventions. Ces démarches visent aussi à améliorer le repérage des jeunes en situation de risque suicidaire, la réactivité et la mobilisation des professionnel·le·s, ainsi que la continuité du suivi.
D’un point de vue opérationnel, cette structure ambitionne d’apporter un support plus important au réseau, en allant au-delà de l’échange d’informations. Ce travail plus intensif de « re-tissage » des liens vise une meilleure compréhension des diverses logiques professionnelles, des rôles et des pratiques respectives des représentant·e·s du réseau, mais également un partage des responsabilités et des risques. Le respect des apports de chacun·e, et la reconnaissance des complémentarités, sont indispensables pour soutenir le processus de soutien de jeunes et de familles vulnérables.
Un focus particulier est porté sur l’accompagnement des situations lorsque le·a jeune doit passer d’une prestation ou d’une structure à une autre, ou que la temporalité l’impose (par exemple, le passage à la majorité). L’objectif est, dans ce cas, d’éviter qu’il ou elle ne se retrouve face à une absence de suivis et de liens avec les professionnel·le·s.
2.4 Lien au groupe Ressources d’aiRe d’ados
Partager l’inquiétude s’avère essentiel dans l’accompagnement de ces contextes de mal-être profond, teintés d’idées noires ou suicidaires. Ne pas rester seul·e se veut en effet primordial pour l’entourage, afin de donner les meilleures réponses au·à la jeune qui se trouve dans cet état de souffrance. C’est également vrai pour les professionnel·le·s qui l’entourent, afin qu’ils·elle ne se sentent pas envahi·e·s par un sentiment d’impuissance.
Ainsi, le groupe « Ressources » d’aiRe d’ados fait écho aux aiRe d’échanges, à la manière d’un chœur grec. De manière systématique, lorsqu’une nouvelle demande d’accompagnement de situation est reçue à aiRe d’ados, elle est présentée au groupe « Ressources » qui échange à ce sujet et se prononce sur une entrée en matière ou non. Ensuite, un binôme santé-social se crée sur une base volontaire parmi les membres du groupe « Ressources » : c’est la formation de l’aiRe d’échanges, qui va suivre cette requête et coordonner les rencontres.
Le groupe « Ressources »
Ce groupe est constitué de représentant·e·s issu·e·s de différentes institutions genevoises dans le secteur de la santé et du social au service de la jeunesse. Il se réunit plusieurs fois dans l’année et réfléchit avec les membres d’aiRe d’ados impliqué·e·s dans les aiRe d’échanges sur les situations suivies. Il contribue à nourrir l’espace de réflexion santé-social en relançant la pensée, pour aider chacun·e à accueillir et accompagner la complexité des suivis.
Le groupe « Ressources » ambitionne de créer les conditions permettant aux différents points de vue de se conflictualiser, de supporter la différence, de remettre du sens là où il peut donner l’impression de disparaître, et d’imaginer des pistes d’intervention. En bref, il vise à redonner un peu d’air et insuffler de l’ouverture. C’est un espace au sein duquel les membres des aiRe d’échanges savent qu’ils·elles peuvent venir parler des situations rencontrées.
Lors de ces temps de réunions, il est également possible d’évoquer des situations que chacun·e peut rencontrer dans sa pratique quotidienne et qui inquiètent. Cela demeure ainsi un lieu d’échange à plusieurs, afin de convenir ensemble, en croisant ces différents regards, de la nécessité de proposer à une aiRe d’échanges d’entrer dans le réseau. Cela questionne nécessairement sur ce que peut apporter la participation d’une aiRe d’échanges au réseau qui existe déjà.
3. Logiques d’articulations santé-social
L’espace « aiRe d’échanges » cherche à offrir les conditions favorables à l’instauration d’un véritable partenariat : des champs d’intervention délimités et articulés, des temps de rencontres organisées institutionnellement et des objectifs clairement énoncés. Il s’agit d’organiser les collaborations par la coordination (instituée et formelle) et la coopération (interpersonnelle et informelle).
La coopération exige l’abandon de tout lien hiérarchique ou de pouvoir, le dépassement de la rivalité, de la concurrence et de la compétition qui organisent habituellement les relations sociales. Il s’agit de soutenir des relations de confiance, pour que la sécurité de celui ou celle qui risque la mise en visibilité de sa pratique soit garantie, que chacun·e accepte de se voir déstabilisé dans ses opinions, ses positions, ses analyses. C’est ainsi qu’il est possible de rencontrer l’autre et entendre une pratique différente de la sienne.
Par la mise en commun de connaissances et de compétences, la coopération, pour les professionnel·le·s sis·es dans l’impasse avec un·e jeune et sa famille, engendre des bénéfices indéniables pour tou·te·s. Il se révèle cependant difficile d’instaurer un tel partenariat, coûteux en temps, en énergie et en investissement personnel.
Pour que la coopération se réalise, trois conditions s’avèrent nécessaires : la confiance, la reconnaissance et les moyens de coordination (Cultiaux 2017). Par ce biais, les métiers de la santé et du social apprennent à faire en sorte que la confiance se tisse, favorisant ainsi l’émergence d’une reconnaissance mutuelle.
Quant aux moyens de coordination, (par exemple, le temps, l’espace et la logistique de la rencontre), les conjonctures professionnelles de la santé et du social les rendent quasi inatteignables, que ce soit à cause des exigences de rentabilité et d’efficience appliquées par les institutions ou par le phénomène de retrait sur soi que les logiques managériales actuelles imposent. Concrètement, les aiRe d’échanges offrent l’espace et le temps aux intervenant·e·s santé-social, favorisant ainsi la rencontre. Grâce à cette dernière, la reconnaissance se trouve ainsi facilitée entre les acteurs·trices du social et de la santé, dont les logiques ont parfois du mal à s’articuler sur le terrain, empreintes par leurs représentations et enjeux respectifs : « l’action pour le social, la réflexion pour la santé », ou encore « travail sur l’équité sociale » versus « soulagement de la souffrance » (Matot 2007).
Le cadre de l’aiRe d’échanges et ses membres volontaires agissent alors, respectivement, comme contenant et comme liant. C’est la cohérence du discours qui est recherchée et garantie, plutôt que la juxtaposition d’interventions individuelles, déconnectées les unes des autres. Par le temps pris et un certain esprit d’opiniâtreté, l’aiRe d’échanges se stabilise et devient le lieu de l’élaboration d’une continuité, là où les ruptures se multiplient. L’attention portée à chaque pôle (santé-social), ainsi qu’au jeune et à son entourage, favorise dès lors l’établissement d’un climat de confiance.
L’expérience démontre, de manière plus opérationnelle, que la fonction de coordination des rencontres, assumée par les représentants de l’aiRe d’échanges, soulage le réseau de l’obligation et du poids de se porter garant de ces réunions. Le risque, dans le fait de se retrouver seul à porter, est de perdre du temps, de s’épuiser, pour finir par penser que ce serait plutôt à un autre de le faire. Cela peut conduire à un sentiment de non-sens global.
Cet espace ainsi garanti maintient, de manière vivante et évolutive, le système du jeune et de ses professionnel·le·s référent·e·s. Par leur présence volontaire, les référent·e·s du social et de la santé marquent leurs prédispositions à s’articuler de manière ouverte, sans pour autant renoncer à leurs logiques respectives. Aussi, l’expérience commune vécue dans ces aiRe d’échanges favorise la connaissance et la reconnaissance mutuelles. Elle facilite la communication entre les deux champs, ainsi que la transmission de messages, de savoirs et de valeurs, faisant ainsi fonction de médiation santé-social.
Au-delà du travail de coordination du groupe « Ressources » et des aiRe d’échanges en tant que telles, c’est aussi l’implication des professionnel·le·s dans des moments de partage informels, et l’élargissement des carnets d’adresses respectifs qui contribuent à favoriser une meilleure compréhension de la réalité des un·e·s et des autres. Cela permet aussi une connaissance accrue des potentiels d’action et de réflexion de chacun·e, et, in fine, une meilleure prise en charge globale des jeunes et des familles concerné·e·s.
4. Valeur ajoutée des aiRes d’échange
4.1 Pour le domaine de la santé
Face aux situations les plus difficiles, les professionnel·le·s sont confronté·e·s à leurs propres limites, au risque de vouloir tout faire (toute-puissance imaginaire) pour se défendre de l’incertitude (monopole de la meilleure compréhension du problème). L’aide risque de disparaître au profit de l’aidant·e, les discours écartèlent les patient·e·s et leurs familles, le manque de cohérence des professionnel·le·s engendre de l’angoisse, de la colère et du doute, là où les parents recherchent des repères, de l’étayage. Les accidents de parcours (rupture brutale de prise en charge, accompagnement insuffisant ou inadapté, orientation difficile ou impossible) ont un effet traumatisant sur les jeunes, les familles, mais aussi sur les membres des équipes.
La nécessité de travailler en réseau est inhérente à l’inscription de l’individu dans la société humaine : un être humain seul, cela n’existe pas. L’idée même d’un psychisme individuel est trompeuse. Une partie essentielle de notre identité, de nos identifications, et donc de notre fonctionnement mental est tributaire de fonctionnements et d’organisations fantasmatiques groupales et institutionnelles.
Or, les clivages entre institutions, ajoutés aux fonctionnements des systèmes des patient·e·s, limitent parfois les possibilités de partenariat. Ils renforcent le vécu d’impasse des professionnel·le·s et, à terme, amènent certain·e·s jeunes à être exclu·e·s de tout dispositif. L’accent interdisciplinaire fort adopté par les aiRe d’échanges rétablit la synergie des compétences. Travailler à plusieurs offre aussi l’opportunité de pouvoir enfiler les « lunettes » de son voisin.
Le binôme de référent·e·s des pôles santé-social constitue un support d’identification et de ressource inédit pour les intervenant·e·s de terrains. En effet, chacun·e est identifié comme représentant·e de son pôle, incluant les logiques propres. N’étant pas en charge dans les situations cliniques, ils disposent d’une distance suffisante avec les problématiques institutionnelles, tout en présentant la proximité professionnelle nécessaire avec les intervenant·e·s de terrain des différents métiers concernés. Au-delà du partage de l’impuissance, les intervenant·e·s ainsi représentés par les pôles sociaux et santé se sentent reconnu·e·s, entendu·e·s et légitimé·e·s. Ils et elles se confrontent à leur marge d’incomplétude, ne pouvant faire face aux multiples composantes à ressaisir et articuler entre elles.
Il devient alors possible d’élaborer les éléments conflictuels propres à une situation donnée, en utilisant le groupe de l’aiRe d’échanges comme l’espace psychique élargi [9] du·de la patient·e et ou de son système. En effet, il va « servir de support aux projections et même de suppléance à des fonctions et des instances de la psyché de l’adolescent » (Jeammet 1980). Cela exerce alors un effet positif, incitant chacun·e à mobiliser sa créativité et à ressentir que la place qu’il occupe ne prend sens qu’en fonction des actions menées par d’autres intervenant·e·s sous des angles différents. Chacun·e se met à la recherche des potentiels mobilisables chez l’adolescent·e, ses parents et les autres intervenant·e·s comme autant de points d’appuis à exploiter sur les différents plans.
La pratique de réseau donne à mieux comprendre ce qui sous-tend les trajectoires des patient·e·s au travers d’un groupe de professionnel·le·s qui travaillent psychiquement à plusieurs. À l’intérieur des réseaux, se retrouvent des facteurs de conflictualité, comme dans les équipes en psychothérapie institutionnelle. Ces conflits sont à ouvrir, à élaborer, vers une articulation des soins, de l’éducatif et du social.
La dynamique groupale reproduite entre les intervenant·e·s renseigne sur les répétitions inconscientes, les conflits intrapsychiques transmis par les jeunes. Son élaboration offre une capacité à contenir, à introduire du tiers, à symboliser, à se différencier. Pour cela, il est déterminant de créer des liens et une continuité dans les prises en charge par un travail de liaison que l’aiRe d’échanges se donne pour mission.
4.2 Pour le domaine social
Par sa nature, son identité et ses modes d’application propres [10], le travail social se fonde sur le respect et la préservation de la dignité humaine et des droits inhérents à chaque être humain. Le lien et la collaboration constituent sa colonne vertébrale, et les valeurs qui en découlent impliquent quasi-systématiquement de disposer d’une vision holistique et/ou systémique pour faire face aux situations rencontrées et à leur complexité.
Et pourtant, depuis son émergence sous sa forme plus actuelle, à la fin des années soixante, le champ du social s’inscrit (souvent…) en tension avec le champ de la santé. Les enjeux de pouvoir, de territoires, de reconnaissance mutuelle viennent régulièrement parasiter, voir empêcher, la communication et la coopération entre les acteurs et actrices des deux disciplines. La responsabilité de cette tension est bien sûr commune. Mais paradoxalement, il ne suffit pas de le savoir pour que cela se résolve. Et les « vœux pieux » formulés dans les espaces académiques ou dans les (rares) séminaires communs n’y contribuent pas plus.
C’est en cela qu’aiRe d’ados, et plus particulièrement les aiRe d’échanges, comportent une réelle valeur ajoutée : il s’agit d’une action concrète, ancrée dans le lien avec les jeunes et leur famille qui sont placé·e·s avec au centre des préoccupations communes. Les regards se croisent, la réalité de l’autre (jeune, famille, professionnel·le) se matérialise et, dans le « feu de l’action » les liens se tissent. Par la clarté de l’enjeu, il devient nécessaire de faire preuve d’empathie et de chercher à mieux comprendre le positionnement, les compétences et les actions de « l’autre ». La complémentarité émerge et la créativité devient alors possible.
Il est également constaté que, par cette approche, chacun·e a pu augmenter de manière significative ses connaissances, non seulement des thématiques ordinairement traitées, mais également du champ des possibles dans les domaines de la santé et du social à Genève.
5. Perspectives et discussion
Concernant le domaine de la santé ou du social, la coordination du réseau déjà existant par une aiRe d’échanges constitue en soi, comme déjà évoqué, un regard autre, qui s’ajoute sans faire office de supervision. Cela rejoint ces propos du psychopathologue Yahyaoui, selon lesquels « L’intervention de tiers finit par offrir un néocadre conteneur capable de contenir les mécanismes de débordement et de vidange psychique. L’élaboration de ce qui est réactivé par le dispositif permet la relativisation du clivage et l’apparition de lignes de force de plus en plus convergentes. Les problèmes de représentation de l’altérité, les difficultés de communications qui en découlent sont identifiés ainsi que sont repérés leurs effets sur les comportements des enfants. Il s’agit d’analyse objective des difficultés et de partage des responsabilités les concernant. »
Une présence, une écoute et une position différente ouvrent la possibilité de faire des pas de côté. Ainsi, il a été observé que, depuis sa création, aiRe d’ados a fédéré de nombreux·ses professionnel·le·s de la santé et du social intéressé·e·s par les questions du travail en réseau. Les événements et rencontres régulièrement mis en place par le collectif représentent autant d’occasion, pour les professionnel·le·s, de faire connaissance entre elles et eux, d’échanger sur leurs pratiques et rôles respectifs, et d’être informé·e·s régulièrement des entités existantes sur le bassin genevois au service des jeunes en souffrance et à risque suicidaire. L’équipe d’aiRe d’ados émet l’hypothèse que ce travail de mise en lien a pu participer à l’augmentation des compétences des professionnel·le·s de terrain et de leurs équipes en termes de collaboration en réseau.
L’angle d’intervision réactif concerne davantage le groupe Ressources, au contraire donc de l’accompagnement en binôme santé-social proposé par les aiRes d’échanges à plus long terme. En effet, par le simple fait de parler de la situation qui l’inquiète et de ses questionnements en termes d’articulations du réseau santé-social, le·a professionnel·le retrouve souvent une ouverture dans ses réflexions. Celle-ci lui permet de continuer à soutenir le ou la jeune qui le·a préoccupe, tout en conservant la possibilité de se tourner à nouveau vers aiRe d’ados si besoin.
5.1 Écueils et limites
Le fonctionnement, pas toujours harmonieux, et l’organisation de certaines prises en charge peuvent s’avérer longs. Parfois, les résultats des efforts apparaissent très insuffisants. Avec la perte de ressources, au-delà de la collaboration par coordination instituée et formelle, se dissipe la coopération interpersonnelle et informelle. Le temps à disposition n’est plus le même, les logiques d’efficience et de facturation ne valorisent pas ces interactions, l’accélération de la vie en général implique que les professionnel·le·s changent plus souvent de lieu de travail.
Le constat de la difficulté à maintenir dans les équipes la culture nécessaire au travail de réseau couplée à la charge administrative pousse au repli et à l’isolement. Or il s’agit de persévérer et de continuer à montrer que travailler à plusieurs, de manière cohérente, se révèle plus efficace que la juxtaposition d’actions parcellaires réglée par un système de procédures, et que ces pratiques interdisciplinaires participent à l’augmentation des compétences des équipes en matière de réseau.
5.2 Que fait-on (ou pas) ?
Si un binôme d’aiRe d’ados participe aux aiRe d’échanges avec le réseau initial, la famille et le jeune, c’est pour réfléchir avec eux et se questionner. Il n’est pas question d’apporter des réponses avec un regard qui se voudrait « méta ». Il s’agit d’un regard nouveau, certes, mais pas en imposant une expertise.
En plus du regard tiers du binôme santé-social, les aiRe d’échanges proposent une continuité dans le temps, notamment au-delà du passage à la majorité qui s’accompagne la plupart du temps d’un changement quasi complet du réseau professionnel.
aiRe d’ados et aiRe d’échanges ne sont des espaces de « contrainte » ou d’incarnation de « l’aide sous contrainte » : la base est systématiquement volontaire et activée sur un modèle de libre adhésion, que ce soit pour les jeunes, leur famille ou les différent·e·s professionnel·le·s. La présence est facultative, même si elle est souhaitée. L’absence est elle-même prise comme un message, qui mérite qu’on s’y arrête et qu’on l’analyse, et non pas comme une non-reconnaissance des légitimités, compétences ou fonctions des institutions.
Toutefois, à l’instar de ce qui peut être fait dans le cadre d’un passage à l’âge de la maturité, le dispositif est aussi voué à durer dans le temps. S’il existe toujours une fin aux dispositifs proposés, il est systématiquement visé que l’issue d’un suivi soit aussi consensuelle que son départ.
5.3 Des points d’attention
La question de la régulation et de la gestion de l’information est réfléchie et débattue en permanence, ne serait-ce que parce que ce ne sont pas les mêmes « types de secrets » qui protègent les professionnel·le·s et les jeunes (secret professionnel et secret de fonction). Ainsi, dans un souci de collaboration, chacun·e peut facilement prendre conscience des droits, des devoirs et de la pratique des autres, ce qui contribue à une meilleure compréhension des rôles et prérogatives respectives.
Les limites de l’action et de l’implication des membres des aiRe d’échanges font également l’objet d’une attention continue : jusqu’où aller ? Comment éviter le piège de se substituer aux personnes et entités impliquées ? Comment se positionner adéquatement afin d’éviter toute complexification de la situation, souvent déjà bien chargée ? Là aussi, le lien entre la santé et le social et la qualité des expériences respectives permet de se soutenir dans ces positionnements parfois sensibles et systématiquement multifactoriels.
6. Conclusion
Les aiRe d’échanges font le pari d’un travail de réseau constructif dans les situations complexes. Le travail en réseau ne se résume pas à la juxtaposition de fonctions, mais à la construction et à l’entretien d’un système vivant, évolutif, d’articulation de ces fonctions. Ce travail est délicat, demande une réflexion et surtout une continuité dans le temps, ce qui relève du défi quand les liens sont attaqués de toutes part, du dehors, comme du dedans.
Si la nécessité de développer le réseau suscite aujourd’hui l’unanimité des professionnel·le·s, ses modalités et les moyens d’y parvenir se révèlent multiples. Il semble avant tout important d’envisager le réseau comme un processus en perpétuelle évolution, et non pas comme une structure figée une fois pour toute. Il s’agit d’une manière, parmi d’autres, d’adopter une démarche réflexive sur nos actions. C’est pourquoi il est important d’instaurer, tout au long du processus, des moments et des espaces de feedback pour alimenter les pratiques et les réflexions.
Un réseau peut créer une structure permettant à toutes et tous et à chaque groupe professionnel, de trouver du plaisir dans l’investissement des liens et de pouvoir créer des liens nouveaux dans des lieux et des activités encore inutilisés : les espaces interstitiels. Lorsque cela fonctionne de façon satisfaisante, il aide aussi à effectuer un travail d’évaluation de l’action de chacun·e et de l’action du réseau, en évitant ainsi la stigmatisation de celles et ceux qui seraient désigné·e·s comme les mauvais·e·s professionnel·le·s. Cela reste à approfondir, notamment dans les cas sans solution.
Toutes les remarques concernant la difficulté du travail ne doivent pas empêcher d’insister sur le plaisir pris à travailler ensemble et à créer des événements, tels que les réunions regroupant des professionnel·le·s de différents domaines, mettant en commun de réflexions théoriques et pratiques diversifiées. Ce plaisir pris dans la présentation de l’activité de chacun·e est un moment capital. La formation n’est pas à négliger ; il est important que perdure un travail d’élaboration portant à la fois sur les pratiques, sur les références théoriques et sur la formation de professionnel·le·s.
L’originalité du travail en réseau consiste, dans le cas des aiRe d’ados et d’échanges, à créer des liens nouveaux et à analyser les obstacles qui s’y opposent. Il s’agit de maintenir l’option du travail avec les autres, celles et ceux qui sont différent·e·s et qui, parfois, peuvent apparaître comme étranger·e·s et menaçant·e·s quand doit s’effectuer un travail de liaison.
Ces constats rejoignent ces propos de Yahyaoui, selon lesquels, « Pour les professionnels, l’inquiétude prend la forme de l’identité professionnelle de chacun·e, de son référentiel théorique, idéologique et pose le problème du cadre. Elle se sert de la question des territoires en termes d’intervention et de partages d’informations (le dicible et l’indicible). Elle prend la forme de décharges agressives contre certains professionnels ou certaines institutions ou encore contre le dispositif lui-même. Rivalité interprofessionnelle, interinstitutionnelle, peur de la dilution et de la perte de la spécificité, peur de s’engager dans une démarche dont on ne connaît pas l’issue etc. constituent de véritables ralentisseurs du travail de mise en réseau. Pour les parents, ce sont les questions d’appartenance, d’affiliation et la peur d’une stigmatisation supplémentaire qui prolongent la logique du clivage et font souvent obstacles au travail de lien. »
La valeur ajoutée d’un dispositif comme les aiRe d’échange est d’instituer un cadre pour qu’un processus advienne. L’institutionnalisation des échanges et de la coopération autorise un espace ouvert à la créativité de chaque professionnel·le, à ses partenaires parentaux, et à l’enfant.
« Nous sommes tous nécessaires à la différenciation psychique des enfants et des adolescents. Nous devons savoir nous utiliser les uns les autres, jusque dans nos incomplétudes. »
Laurent Renard, Jean-Louis Le Run
Bibliographie
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- Corcos, M. & Balsan, G. (2013). PHILIPPE JEAMMET, « Réalité externe et réalité interne, importance et spécificité de leur articulation à l’adolescence », Revue Française de Psychanalyse, PUF, 1980, 3-4, 481-521 . Dans : Didier Drieu éd., 46 commentaires de textes en clinique institutionnelle (pp. 307-313). Paris : Dunod.
- Cultiaux, John. (2017). Travailler en réseau intersectoriel autour de la personne handicapée et d’autres publics.
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- A. Yahyaoui A., Ben Hadj-Lakhdar D., Dubrez H., 2006, Dysfonctionnement de l’environnement et travail en réseau : approche clinique d’un lien social, In : Pratiques psychologiques, 12, pp. 177–190
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- Libois J. & Loser F., (2010), Travailler en réseau : analyse de l’activité en partenariat dans les domaines du social, de la santé et de la petite enfance, Ed. IES
[1] Ludovic Bornand : psychologue-psychothérapeute responsable de MALATAVIE Prévention, responsable de la coordination du collectif aiRe d’ados, Service de Psychiatrie de l’Enfant et l’Adolescent, Hôpitaux Universitaires de Genève-Fondation Children Action ; Yasmine Cebe : psychologue-psychothérapeute à MALATAVIE Prévention, coordinatrice du collectif aiRe d’ados, Service de Psychiatrie de l’Enfant et l’Adolescent, Hôpitaux Universitaires de Genève-Fondation Children Action.
[2] Cet article est un article « grand angle ». Pour un meilleur confort de lecture, il est possible de le télécharger en PDF et de l’imprimer via ce lien.
[3] Misès Roger, « Avènement et avatars du partenariat en santé mentale », Enfances & Psy, 2002/1 (no17), p. 118-122. DOI : 10.3917/ep.017.0118.
[4] https://www.hospicegeneral.ch/fr/notre-histoire, consultation du 22.3.22
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Office_de_l%27enfance_et_de_la_jeunesse, consultation du 22.3.22
[6]Cf à ce propos le site suivant : https://terrecommune.ch/#:~:text=60%20ans%20d'Histoire%20de,un%20climat%20de%20coh%C3%A9sion%20sociale.
[7] Aujourd’hui, de nombreuses structures de coordination de réseau sont institutionnalisées comme le réseau français Rosmes 94, ou aire d’ados en Suisse, ainsi que le montre l’historique du collectif décrit dans cet article.
[8] Cultiaux, John. (2017). Travailler en réseau intersectoriel autour de la personne handicapée et d’autres publics.
[9] Corcos Maurice, Balsan Guillemette, « PHILIPPE JEAMMET, « Réalité externe et réalité interne, importance et spécificité de leur articulation à l’adolescence », Revue Française de Psychanalyse, PUF, 1980, 3-4, 481-521 », dans : Didier Drieu éd., 46 commentaires de textes en clinique institutionnelle. Paris, Dunod, « Psycho Sup », 2013, p. 307-313. DOI: 10.3917/dunod.drie.2013.01.0307.
[10] Cf. Code de déontologie du Travail social
Lire également :
- Olga Sidiropoulou, «Le réseau, clé de l’accompagnement de l’enfant», REISO, Revue d'information sociale, publié le 25 juillet 2022
- Sébastien Fellay et Valérie Perrigey, «Violence de couple, un fléau pour les enfants», REISO, Revue d'information sociale, publié le 12 décembre 2022
- Natasha Gautier, Anne Edan et Ludovic Bornand, « Ecrire son mal-être pour sortir de sa bulle », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 12 avril 2021
- Mathieu Mercapide Ducommun, Adriana Radulescu, Anne Edan et Ludovic Bornand, « YouTube, nouveau champ de prévention du suicide », REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 1er mars 2021
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Comment citer cet article ?
Ludovic Bornand, Yasmine Cebe, Noémie Cuissart de Grelle, et Sébastien Gendre, «Trouver un nouveau souffle dans l’impasse», REISO, Revue d'information sociale, publié le 13 novembre 2023, https://www.reiso.org/document/11583
Merci pour cet article que j'ai trouvé très intéressant. La perspective historique amenée est intéressante, notamment celle sur les clivages entre institutions, et aide à comprendre pourquoi le travail interprofessionnel (ici pour traiter des situations complexes) est si difficile. La présentation du dispositif Illustre très bien que le travail interprofessionnel ne peut dépendre des bonnes volontés individuelles mais doit impérativement être accompagné et soutenu, afin notamment « d'aider à aider ». L'article montre également bien l'importance de la responsabilité commune des jeunes — et ceci sur le long terme — afin d'éviter que celui-ci se perçoive comme « balloté » d'une structure à une autre, ce qui entrainerait un processus de discontinuité et de rupture de sa prise en charge / accompagnement.
Je me permets de vous adresser ce lien vers une synthèse sur la pluriprofessionnalité que mes collègues et moi avons rédigée : https://www.ge.ch/document/33784/telecharger
Edith Guilley,
Genève
Réponse de REISO : Chère Edith Guilley, je vous remercie pour votre lecture attentive de notre revue, ainsi que pour le partage de votre synthèse. Bien cordialement, Céline Rochat, rédactrice en chef