Indigence en pays d’opulence
En Suisse, avec ou sans pandémie, des personnes démunies sont contraintes de recourir à l’aide alimentaire. Par une approche anthropologique, une étude cerne les dispositifs et le contenu des cabas ainsi que la relation entre droit et charité.
Par Laurence Ossipow, Anne-Laure Counilh, Yann Cerf, avec la collaboration d’Aude Martenot et Juliette Renevier, Haute école de travail social, HES-SO, Genève
Aujourd’hui en Suisse, pendant une pandémie [1] ou en temps ordinaire, aucun individu ne meurt de faim, mais nombreuses sont les personnes qui vivent dans l’insécurité alimentaire et se sont appauvries en raison de mauvaises conditions de travail, du chômage, de coupes dans l’aide sociale, d’endettements, de problèmes de santé et de certaines situations familiales… Incapables de faire face à leurs dépenses ordinaires et imprévues ainsi que contraintes d’économiser sur la nourriture pour maintenir leur budget à flot, les personnes démunies financièrement [2] se voient obligées de recourir à l’aide alimentaire. La Suisse, comme d’autres pays riches, ne fait donc plus figure d’exception et rejoint le groupe des nations européennes et nord-américaines ayant mis en place un système de distribution de nourriture à plus ou moins grande échelle pour compenser les effets du néolibéralisme qui creuse les inégalités socio-économiques sans mettre en place de véritables politiques publiques de lutte contre la pauvreté.
Notre recherche [3] vise notamment à répondre à un certain nombre de questionnements centraux au cœur de l’aide alimentaire. Dans cet article, nous en évoquerons quatre en donnant quelques exemples à l’aide du matériel recueilli et partiellement analysé jusqu’à présent. Il s’agira premièrement du fonctionnement de l’aide alimentaire en contexte helvétique dans ses ressemblances et sa diversité ; deuxièmement des rapports existant entre l’Etat et le monde associatif, la société civile et les institutions philanthropiques qui soutiennent les dispositifs et, troisièmement, des relations qui se déploient entre bénéficiaires, bénévoles et professionnel.le.s du travail social. A ces trois questionnements et à travers une rapide évocation du contenu des colis ou des menus réservés aux personnes financièrement démunies, s’ajoute celui qui a trait aux droits, aux choix et aux goûts des bénéficiaires.
Les flux dans les banques alimentaires
Comprendre le fonctionnement des banques alimentaires implique de décrire à la fois leur système d’approvisionnement et de distribution. En sus des dons en nature et en argent, les banques alimentaires en Suisse fonctionnent sur le principe de la récupération des « invendus » récoltés dans différentes grandes surfaces avec lesquelles elles ont conclu des partenariats, mais aussi parfois directement auprès des producteurs et des industries agro-alimentaires.
Certaines banques ont la possibilité de stocker les dons et les « invendus » tandis que d’autres fonctionnent à flux tendu collectant et redistribuant les marchandises dans la journée. Ajoutés à de nombreux produits donnés ou achetés, les « invendus », constitués par exemple de produits souffrant de défauts d’empaquetage et de matière dite fraiche ou périssable (fruits, légumes, produits lactés et carnés) ne sont toutefois, de notre point de vue, pas des résidus, même s’ils peuvent parfois avoir mauvaise allure (en particulier les fruits et les légumes). Ainsi est-il probablement discutable de filer la métaphore entre exclu.e.s et rebuts (Thélin, Roca i Escoda et Anchisi 2018). Aux Colis du Cœur à Genève, les « invendus » ne représentent d’ailleurs qu’un petit tiers des produits remis tandis qu’ils ne figurent pas dans les Cartons du Cœur à Fribourg. Une fois les produits collectés, les banques alimentaires se chargent de la logistique d’approvisionnement pour les organisations redistributrices, même si tous ces dispositifs n’ont pas recours à leurs services.
Ces organisations redistributrices peuvent être classées en quatre types de dispositifs : les colis alimentaires (Colis du Cœur à Genève et Cartons du Cœur à Fribourg), les restaurants sociaux gratuits à Genève ou faiblement payants à Fribourg, les épiceries sociales gratuites ou payantes [4] et les associations qui s’occupent de différentes catégories de personnes dites vulnérables dont le soutien n’est pas institutionnalisé, mais délégué à des associations.
Les dispositifs et le rapport à l’Etat
Les banques alimentaires se dépeignent souvent comme indépendantes d’un subventionnement étatique s’appuyant presque exclusivement sur des subventionnements et des dons issus de fondations ou sponsors privés. Toutefois, elles bénéficient généralement de la gratuité des locaux où s’exerce leur activité (mis la plupart du temps à disposition par la commune ou le canton qui les abritent) et du travail d’employé.e.s en réinsertion placé.e.s par le chômage. A Genève, les associations qui reçoivent un approvisionnement de la banque alimentaire disposent, quant à elles, d’importantes subventions communales. Si la part des financement privés est croissante dans les dispositifs d’aide alimentaire, en temps de pandémie toutefois, l’Etat a tendance à (ré)apparaître pour gérer les crises de grande ampleur.
L’appui de fondations privées n’est pas gratuit ou désintéressé, puisque l’argent injecté par ces fondations correspond, pour partie en tout cas, à des déductions d’impôts. Pour leur part, les grandes entreprises de denrées qui concluent des partenariats avec les banques alimentaires n’y perdent pas non plus. Le recueil des « invendus » permet, au bout de la chaîne de production et de vente, de diminuer les charges d’élimination des déchets tandis que la participation aux événements caritatifs de collecte de vivres laisse engranger des bénéfices sur la vente des produits offerts. Par ailleurs, ce sont souvent auprès de ces grandes surfaces que sont effectués les achats complémentaires auxquels la banque alimentaire doit se livrer pour compléter son assortiment, soit en produits frais, soit en produits peu périssables. Les entreprises tiennent également à soigner leur image de marque en participant à des opérations de collecte ou en recyclant leurs « invendus ». Si elle contribuent à aider les dispositifs d’aide alimentaire, ces actions constituent aussi des opérations de promotion contribuant à renforcer leur capital symbolique ainsi qu’à montrer leur implication charitable et durable tant aux yeux de la société civile qu’au regard des organismes étatiques.
Les bénévoles, les professionnel.le.s et les bénéficiaires
Si les associations d’aide alimentaire fonctionnent essentiellement grâce au bénévolat en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord et pour un tiers en France [5], elles sont en revanche souvent encadrées par les professionnel.le.s du travail social en Suisse et en Allemagne via les associations qui les engagent. La part et la place des bénévoles varient toutefois selon le travail qui est effectué : l’action des Colis et Cartons du Cœur repose en majeure partie sur le travail de leurs bénévoles, les banques alimentaires comme celle de Partage sur l’engagement d’employé.e.s en réinsertion et les formes d’accueil à bas seuil sur les professionnel.le.s du travail social. Plus les associations s’institutionnalisent, ce qui est le cas au fil du temps et en particulier en période de crise, plus la part des professionnel.le.s augmente, notamment pour le management.
Il est pour l’instant difficile de dresser un portrait de la diversité des bénéficiaires. Si près de la moitié d'entre elles et ils sont, aux Colis du Cœur, des personnes dites en migration illégale travaillant de manière généralement clandestine, aux Cartons du Cœur à Fribourg, ce sont essentiellement des personnes résidant légalement dans le canton, la population migrante étant prise en charge par d’autres associations. Celles et ceux qui fréquentent les dispositifs d’aide à bas seuil sont également des personnes qui ne reçoivent pas d’aide sociale, soit du fait de leur statut d’étranger.ère, soit parce qu’elles évitent, pour diverses raisons que nous ne pouvons pas détailler ici, le recours aux services sociaux.
Les produits de base, la santé et la durabilité
Si les Cartons du Cœur à Fribourg ont pour objectif d’apporter une aide alimentaire complémentaire trois à quatre fois par année en confectionnant des colis contenant des produits de base [6], les Colis du Cœur à Genève font de même quoiqu’en commandant davantage à des entreprises alimentaires promouvant à la fois des produits à bas prix et leurs « invendus ». Les Colis du Cœur à Genève cherchent aussi à développer, davantage que leurs homologues fribourgeois, une perspective éducative qui devrait à terme permettre une alimentation dite plus saine fondée sur une combinaison de légumes, légumineuses et céréales pouvant amener, dans l’idéal, à se passer de produits carnés. De surcroit, ces colis genevois visent indirectement à développer une pédagogie du développement durable en obligeant les bénéficiaires à rapporter leurs contenants à chaque distribution (boîte d’œufs, sacs personnels pour ranger les légumes et fruits reçus).
Les restaurants sociaux ont, quant à eux, plutôt pour contrainte ou vocation à faire feu de tout bois (Cerf 2020) en utilisant tout ce qui leur est remis pour fabriquer des repas qui nourrissent les bénéficiaires le plus adéquatement possible, mais sans pouvoir se permettre de leur offrir une alimentation plus choisie.
Quid des goûts et des saisons ? La question des goûts des bénéficiaires est rarement à l’ordre du jour puisqu’il s’agit de procéder à des distributions équitables pour toutes et tous avec ce que l’on a reçu ou pu commander [7]. Toutefois, il est tenu compte d’interdits liés au système religieux des personnes d’obédience musulmane ou de celles souffrant d’intolérances liées au lactose. Ainsi, à côté de la viande de porc la plus souvent remise, est en effet toujours proposé du « sans porc » (généralement de la volaille) et le lait usuel est échangeable contre du lait sans lactose. Le marquage des saisons (Ossipow et Counilh 2020), souvent aussi tenu pour une des caractéristiques d’une alimentation dite saine, économique ou durable, se repère dans l’offre de fruits et légumes frais ainsi que dans certains produits ou mets censés marquer la temporalité : chocolat et biscuits de fête, fromage dont l’emballage est décoré d’un sapin à la période de Noël, agencement d’un colis un peu plus festif à l’approche des fêtes de fin d’année… Si la question du choix individuel n’est pas prise en compte ainsi que le signale l’expression anglaise, « beggars can not choose », et que les bénéficiaires qui tenteraient d’y prétendre se font très vite remettre en place, les Colis ou les Cartons ont au moins pour avantage de favoriser une alimentation riche en produits frais, ce qui est rare dans l’aide alimentaire.
« Right to food » ou charité ?
Les dispositifs alimentaires correspondent sans nul doute à un besoin des bénéficiaires qui peuvent ainsi économiser, grâce aux colis, environ une centaine de francs sur leur budget global ou se nourrir gratuitement dans des restaurants sociaux. Permettent-ils pour autant de mettre en place le right to food que chercheur.e.s et militant.e.s appellent de leurs vœux (voir par exemple Riches et Silvasti 2014) ? Non, car ce right to food issu d’une réflexion menée de longue date dans le cadre de l’aide humanitaire de la FAO (Ossipow et Cuénod 2018) voudrait surtout que le droit de manger découle d’un salaire décent ou d’une aide sociale correcte. Ainsi, sauf en période de crise, et dans une organisation sociétale aussi juste qu’équitable, les dispositifs d’aide alimentaire devraient disparaître.
Se pose néanmoins la question de l’aide d’urgence, principalement apportée aux personnes dites en situation illégale qui n’ont pas le droit à l’aide sociale et qui, sans travail, notamment en période de pandémie, doivent compter sur les organismes charitables et parfois étatiques, susceptibles de leur donner des bons d’achat ou un caddie de vivres récoltés par d’autres associations.
Références citées
Cerf, Y. (2020). Cuisine profitable, cuisine charitable. Formes quotidiennes de persistance dans un restaurant social. Tsantsa [soumis]
Martenot, A. (2020). Suivi de la distribution de cartes d’achat alimentaires dans le cadre du dispositif COVID-19. Suite de l’enquête menée en avril 2020. Genève : Partage.
Ossipow L. et Cuénod B. (2019). Banques alimentaires et right to food en Suisse. Revue des sciences sociales. En ligne, 61.
Ossipow L. et Counilh A.-L. (2020) Des saisons pour les pauvres ? Une valorisation secondaire, in C. Adamiec, M.-P. Julien et F. Régnier (dir), L’alimentation au fil des saisons. La saisonnalité des pratiques alimentaires, p. 157-170. Tours : Presses universitaires François-Rabelais de Tours [sous-presse].
Riches, G., et, T., Silvasti (eds.). (2014). First world hunger revisited. Food charity or the right to food. Basingstoke, Hampshire: Palgrave, Macmillan.
Thélin, S., Roca i Escoda M. et A. Anchisi (2018). Une économie matérielle et humaine de la gestion des résidus. Le cas de la Soupe populaire dans une ville de Suisse romande. Revue suisse de travail social 24, p. 98-116.
[1] Voir à ce sujet nos deux billets de blogs, l’un sur le blog de Pat Caplan et l’autre sur Covies20
[2] Ces personnes démunies sont rarement qualifiées de « pauvres » comme si ce terme était aujourd’hui politiquement incorrect. Nous utilisons l’expression de personnes démunies financièrement car elle permet de mettre l’accent sur la maigreur de leur budget et non pas sur l’entièreté de la personne, ce qui n’exclut évidemment pas que les bénéficiaires (autre terme utilisé) souffrent d’autres problèmes, notamment de leur statut de résidence qui leur donne un accès différencié à l’aide alimentaire.
[3] La recherche Indigences en pays d’opulence : approche anthropologique de l’aide alimentaire en Suisse (2019-2022) est menée par L. Ossipow, A.-L. Counilh et Y. Cerf en collaboration avec A. Martenot et J. Renevier grâce à un subside du FNS (Fonds national suisse de recherche ; en ligne)
[4] Le cas des épiceries Caritas présente, quant à lui, un modèle différent, puisqu’il s’agit d’épiceries sociales non gratuites, ne recevant rien des banques alimentaires, mais offrant des produits à bas prix achetés en gros dans une centrale d’achats.
[5] Pour la France, sur le site du Sénat.
[6] Huile, farine, sucre, boites de conserves, pâtes, riz et autres céréales, viande, œufs, produits d’hygiène, couches, lait, fromages, biscuits, chocolat, légumes et fruits frais, ou encore des produits achetés à des producteurs locaux.
Cet article appartient au dossier À table!
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Laurence Ossipow, Anne-Laure Counilh, Yann Cerf, Aude Martenot et Juliette Renevier, «Indigence en pays d’opulence», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 2 juillet 2020, https://www.reiso.org/document/6117