Travail ou contrôle social hors murs?
En Suisse romande, des dispositifs de travail social hors murs pour les jeunes se sont développés parallèlement à l’émergence de politiques sécuritaires et d’outils de contrôle social. Réflexion autour d’un débat qui divise les professionnel·le·s.
Par David Burnier, Master en travail social, HES-SO [1]
Le « sentiment d’insécurité » n’est pas un phénomène nouveau : « Depuis le début du XXe siècle, trois périodes ont vu ce thème dominer le débat public, avec, à chaque fois, des figures de dangerosité associées, surtout les bandes de jeunes » (Mucchielli, 2010, p. 3). Depuis les années 1990, il est omniprésent et est devenu une arme électorale : « Face aux pressions sociales et politiques, les politiques sécuritaires se durcissent de façon régulière à chaque législation » (Bouquet, 2012, p. 22). Ces politiques sécuritaires sont incarnées par des outils de contrôle social. C’est le cas des caméras de vidéosurveillance, devenues omniprésentes en milieu urbain en France (Mucchielli, 2016).
C’est aussi le cas de dispositifs répressifs permettant de combattre le désordre dans la rue, comme la zone de sécurité prioritaire mise en place à la Goutte-d’Or à Paris depuis quelques années (Millot, 2015). Dans son chapitre sur la surveillance hiérarchique, Foucault (1975) parle de « techniques de surveillance » s’exerçant « sans recours, en principe au moins, à l’excès, à la force, à la violence » (p. 208). Ces exemples illustrent l’apparition d’outils de contrôle social pour une meilleure gestion de l’espace public et censés rassurer la population. Ce phénomène n’échappe pas à la Suisse romande, où les communes n’hésitent plus à se munir de tels dispositifs, « particulièrement nombreux dans les agglomérations » (Rais, 2015) du canton de Vaud.
Des espaces de solidarités
Le travail social est souvent «soupçonné» d’être un outil du contrôle social de la déviance, dont les intervenant·es « sont dans une multitude d’enjeux contradictoires entraînant contraintes et paradoxes » (Bouquet, 2012, p. 17). L’auteur estime que le travail social a un ancrage dans cette société sécuritaire, mais que ses pratiques comportent « en elles-mêmes une relative autonomie ». Autrement dit, le travail social s’inscrit bel et bien dans cette société du contrôle social et de la sécurité, mais ses pratiques centrées sur le lien social permettent de créer des espaces de solidarités.
Nous avons vu que des outils de contrôle social tentent de contrôler la rue et que les travailleurs sociaux peuvent être suspectés d’être des agents de ce contrôle social. Qu’en est-il du travail social hors mur (TSHM) [2], se déployant justement sur l’espace public, enjeu de politiques sécuritaires ? Du point de vue historique, ce type de pratiques est issu du domaine de la criminologie et donc du monde de la sécurité. Shaw et McKay, deux étudiants en criminologie, ont travaillé dans les années 1920 sur les questions de délinquance juvénile. Ils ont montré l’importance de travailler avec la communauté de base pour agir sur les facteurs à la source de la criminalité (cité dans Artison, 2015, p. 27). Depuis lors, des intervenants sociaux sont allés à la rencontre des publics défavorisés aux États-Unis, puis en Europe avec l’arrivée de phénomènes de délinquance analogues.
La réduction des risques en Suisse
En Suisse, le travail de rue arrive au début des années 1980 dans la région de Zurich, et à la fin de la même décennie en Suisse romande. Ces dispositifs dépendent d’institutions qui s’engagent dans la prévention et la réduction des risques auprès de consommateurs de produits psychoactifs (Artison, 2015, p. 22). À l’entrée du XXIe siècle, les premiers mandats de travail social hors mur apparaissent dans le cadre de besoins sécuritaires.
«Depuis les années 2000, à l’heure où les préoccupations sociales, sanitaires et sécuritaires vont grandissant et où les politiques de la ville commencent à se doter de service d’aide à l’enfance et à la jeunesse, le travail social hors murs […] connaît une réelle émergence en Suisse romande.»
Dans le canton de Vaud, certaines communes commencent à réfléchir à des dispositifs de travail social de rue à la suite de faits divers, notamment des poubelles qui brûlent ou des vitres d’abribus cassées. Emmanuel Fridez aborde l’occupation de l’espace public par des jeunes : « Les populations marginales et plus particulièrement les jeunes, sont considérés comme des désordres publics et leur seule présence dans l’espace public semble créer un sentiment d’insécurité » (Colombo & Larouche, 2007, cité dans Fridez, 2013, p. 36). Dans le cadre de ma pratique dans les rues de Renens, les jeunes se rassemblant sur les espaces publics ont tendance à créer un sentiment d’insécurité auprès des citoyens.
Une plus-value sécuritaire ?
Il importe dès lors de se demander quelle est la contribution du travail social hors murs sur les questions de sécurité très présentes dans le débat public. Dans son ouvrage sur les enjeux de la formalisation du travail social de rue, Vincent Artison (2015) aborde les notions de sécurité et d’insécurité qui tournent autour de cette pratique professionnelle encore émergeante. A ses yeux, le travailleur social hors murs peut « rassurer la population » par sa présence sur l’espace public, « informer des risques à encourir devant un acte, responsabiliser la personne, agir contre l’impunité ou encore promouvoir des comportements sains » (p. 127). Ces différents actes permettent ainsi de classer le travail social de rue dans des pratiques « qui contribuent à créer un monde meilleur, plus paisible ».
Artison précise que le fait d’« aller à la rencontre de la souffrance humaine avec les outils de l’écoute, de l’empathie, de l’accompagnement, du réseautage, etc., constitue un moyen efficace d’impacter les racines de la violence (vers soi ou autrui) ». On le voit ici, le travailleur social hors murs peut donc contribuer, par des approches sociales et humaines, à la sécurité. Cependant, la « question du lien » reste « centrale » (p. 126). Ce n’est donc pas en «faisant la police», ou en relayant les injonctions des autorités en termes de propreté et de sécurité, que le travail social hors murs soutient les politiques de lutte contre l’insécurité. C’est plutôt par sa présence bienveillante et en apportant un soutien au public-cible. Toutefois, ces questions de sécurité continuent de diviser les professionnels qui incarnent cette pratique, signe que le débat est loin d’être clos.
Un agent du contrôle social ?
Alors, l’intervention socio-éducative dans la rue est-elle un outil du contrôle social ou au service du contrôle social ? Selon Fridez (2013), elle « s’inscrit tout au plus dans un contrôle social, de par la simple présence d'un adulte sur le territoire des jeunes. Cette présence représente une interface entre le monde adulte et le monde des jeunes et ce, en lien avec les principes et la charte des TSHM propres à cette forme d’intervention » (p. 38). Ces pratiques, bien qu’elles s’inscrivent dans une société obnubilée par les questions de sécurité, correspondent aux principes définis collectivement par la communauté professionnelle dans la charte du travail social hors murs (2005). Cette intervention vise en premier lieu la reconstruction du lien social, alors que les outils de contrôle social suggérés au début de cet article ont plutôt une visée punitive.
Malgré tout, le risque de devenir le relais de différentes injonctions sécuritaires et répressives existe bel et bien. Certains professionnels sont en contact direct avec des élus et risquent de devenir un « alibi politique », ou alors de subir des pressions d’autres collègues de l’administration ou de citoyens mécontents. Dans ce contexte, « il devient difficile pour les intervenants sociaux hors murs de défendre leur manière de travailler, car l’opinion publique les incite de plus en plus à se diriger vers la voie sécuritaire » (Fridez, pp 37-38).
Dans le cadre de ma pratique, il arrive fréquemment que des employés communaux, en charge des espaces publics, me suggèrent d’adopter une approche plus répressive vis-à-vis des jeunes à la suite de déprédations, dont on ignore souvent qui en sont les auteurs. Le risque est donc présent mais pas central, tout comme la contribution aux questions sécuritaires, qui se font grâce à une approche avant tout humaine. Au travers de la pratique du travail social hors murs, les retombées sécuritaires ne sont qu’une plus-value parmi tant d’autres.
Bibliographie
- Artison, V. (2015). Le travail social hors mur et les enjeux de sa formalisation : focus sur les notions de sécurité et d’insécurité. Berne : P. Lang.
- Bouquet, B. (2012). Analyse critique du concept de contrôle social : Intérêts, limites et risques. Vie sociale, 1(1), 15-28. doi : 10.3917/vsoc.121.0015.
- Foucault, M. (1975). « La surveillance hiérarchique » in Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard, pp. 201-208.
- Fridez, E. (2013). L’intervention socio-éducative hors mur : Contribution à une modélisation de l'action dans le canton de Fribourg. (Thèse de doctorat, Faculté des Lettres de l’Université, Fribourg). Consulté en ligne
- Groupement romand d’études des addictions & Fachverband Sucht. (2005). Charte du travail social « hors murs ». Lausanne : GREA. Consulté en ligne
- Milliot, V. (2015). Remettre de l’ordre dans la rue. Politiques de l’espace public à la Goutte‑d’Or (Paris). Ethnologie française, 153(3), 431-443. doi:10.3917/ethn.153.0431.
- Mucchielli, L. (2016). À quoi sert la vidéosurveillance de l’espace public : Le cas français d’une petite ville « exemplaire ». Déviance et Société, vol. 40,(1), 25-50. doi:10.3917/ds.401.0025. En ligne
- Mucchielli, L. (2010). « Insécurité », « sentiment d’insécurité » : les deux veines d’un filon politique. Après-demain, 16, nf(4), 3-6. doi:10.3917/apdem.016.0003.
- Rais, C. (2015). Le canton de Vaud publie une carte des caméras de vidéosurveillance. Radio Télévision Suisse. Consulté en ligne
[1] Travail réalisé dans le cadre du module «Travail social et Communication» dirigé par Viviane Cretton.
[2] Il existe plusieurs appellations pour qualifier cette pratique : on parlera tour à tour de travail social hors murs, travail social de proximité, travail social de rue, ou encore intervention sociale hors mur.
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David Burnier, «Travail ou contrôle social hors murs?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 24 avril 2020, https://www.reiso.org/document/5839
Il est écrit: «Cette intervention vise en premier lieu la reconstruction du lien social, alors que les outils de contrôle social suggérés au début de cet article ont plutôt une visée punitive.»
Je suis animateur socioculturel agissant formellement dans l'intra-muros mais pratiquement engagé aussi sur l'extra-muros. Je m'interroge beaucoup sur le sens de la notion de «lien social». Je pense que le travail social peut se démarquer des pratiques de contrôle social (s'il le veut...) à condition de se concentrer sur les contenus à donner à cette notion.
Les liens sociaux existent indépendamment de nos interventions. Le problème est: pour quels liens sociaux agissons-nous?
Franco De Guglielmo, Neuchâtel