Les frontières de l’identité
Si la migration détermine un parcours de vie pour de multiples raisons, les politiques migratoires influencent aussi les trajectoires individuelles. Analyse de cet impact avec l’approche par les capabilités d’Amartya Sen.
Par Karine Clerc, travailleuse sociale, mémoire de master en travail social, HES-SO
Fragments d’une réalité invisible
- Une jeune femme perd son permis de séjour en devenant subitement veuve. Au prix de nombreuses démarches, elle parvient toutefois à rester en Suisse et à y entreprendre une formation.
- Une jeune femme, naturalisée après avoir vécu une grande partie de sa vie avec un permis provisoire, cherche sans succès une place de formation depuis plusieurs années.
- Un jeune homme, naturalisé après avoir passé son enfance et son adolescence avec un permis provisoire, envisage de faire une carrière militaire. Ses parents vivent toujours avec un permis provisoire.
Le statut de séjour est la concrétisation, sur les individus, d’une politique migratoire qui vise à endiguer les flux migratoires à l’échelle nationale. Par les conditions qu’il impose pour avoir droit au séjour, aux prestations sociales et au marché du travail, ce statut a un impact sur les individus et laisse sur eux des empreintes durables. Cependant, dans un contexte qui promeut des valeurs telles que l’intégration des migrant·e·s et l’insertion professionnelle des jeunes, une telle empreinte n’est souvent pas prise en considération. L’étude [1] résumée dans cet article a tenté de mettre en évidence le rapport existant entre les politiques migratoires et la réalité des personnes concernées. Afin d’éclairer la relation complexe des individus et des institutions et afin d’envisager quelques perspectives, nous avons employé l’approche par les capabilités créée par Amartya Sen et l’approche identitaire de Claude Dubar [2].
De la gestion des frontières aux individus
Au XXe siècle, les politiques migratoires européennes se sont progressivement acheminées vers un contrôle accru des frontières. Ce contrôle s’est effectué par la création de statuts donnant droit au séjour. « Le privilège de la carte (de séjour) s’explique par le fait qu’elle permet aux pouvoirs publics de concrétiser immédiatement sur l’ensemble du territoire les décisions politiques prises au sommet » (Noiriel, 1991, p. 182). En Suisse, l’évolution des lois migratoires révèle une politique saisie entre plusieurs enjeux contradictoires. Du côté du droit d’asile, la ratification par la Suisse, en 1955, de la Convention sur les réfugiés a initié une longue évolution des procédures d’asile et un durcissement progressif des conditions d’octroi. Concernant le droit des étrangers, les politiques pro-européennes ont évolué vers un assouplissement du séjour des ressortissants de certains pays européens, tout en limitant l’immigration extra-européenne. Concrétisées par des permis de séjour, ces politiques, situées au carrefour d’enjeux économiques et humanitaires et soumises aux pressions de mouvements xénophobes influents, attribuent des droits différents aux nationaux et aux non-nationaux.
Les discours sur l’intégration des migrant·e·s tendent en général à écarter l’incidence réelle et symbolique des permis et documents officiels. Les incidences existent pourtant et le concept de capabilités d’Amartya Sen permet de les analyser.
Dans ce cadre théorique, les « capabilités » se définissent, pour les individus, comme la liberté de vivre la vie qu’ils ont des raisons de valoriser. Il ne suffit pas pour cela que ces derniers disposent de droits ou de ressources. Il faut également qu’ils disposent de la possibilité de convertir ces droits et ces ressources en réalisations de valeur. Selon Sen, chaque individu convertira différemment ses ressources selon le contexte où il se trouve et selon ses capacités, son entourage social et sa trajectoire antérieure.
Dans le cas des migrant·e·s, les ressources existent sous différentes formes, dont le projet migratoire (qui donne du sens à la présence en Suisse), un réseau relationnel, familial et la possession de diverses aptitudes, mais également, et surtout, elles existent sous la forme de droits. Pour comprendre la réalité sociale d’une personne migrante, il importe de considérer les moyens dont elle dispose pour réaliser la vie qui a de la valeur pour elle, dans la continuité de sa trajectoire migratoire et les droits qui rendent possible l’accès aux prestations sociales, au monde du travail et à l’ensemble des éléments qui fondent la participation d’un individu à une société donnée. La vie qu’un individu a des raisons de valoriser se joue ainsi au carrefour de son histoire propre et des institutions.
Aux sources de la crise identitaire
L’approche identitaire permet de mieux saisir ce qui se joue précisément à ce carrefour. Selon Dubar, l’identité est à la fois une construction sociale (les exigences du contexte social) et un agencement individuel (l’identité pour soi). Afin de s’accorder, ces deux identités doivent faire en permanence ce que Dubar nomme une transaction, réalisable grâce aux ressources dont dispose chaque individu, ressources sous la forme d’un réseau relationnel et de langage. Chaque individu peut alors inscrire le contexte social dans sa trajectoire et choisir le sens qu’il veut lui donner. C’est ce que Dubar appelle une mise en récit de soi, ou une subjectivité. Lorsque le décalage est trop grand, entre la prescription du contexte social et les ressources des individus, ces derniers ne peuvent pas accorder les deux parties de leur identité et vivent une crise identitaire. L’analyse du permis de séjour est à cet égard caractéristique : il montre un contexte social qui d’un côté limite les droits des individus et, de l’autre, les pousse à s’intégrer. Cette contradiction est une source de crise identitaire.
A l’aide de ces concepts, nous avons analysé la trajectoire migratoire de treize personnes, rencontrées à plusieurs reprises et choisies pour leur participation à un programme d’insertion professionnelle du canton de Vaud [3]. Les résultats de notre analyse permettent de distinguer trois types de trajectoires.
- Dans le premier type, les personnes ont une forte conscience de leur identité migratoire ainsi que de leurs projets migratoires. Elles perçoivent le statut de séjour comme un passage contraignant vers une identité choisie : réaliser une formation en Europe, subvenir aux besoins de leur famille restée au pays, avoir une vie meilleure. Bien que nombreuses soient celles qui ne parviendront pas à dépasser les obstacles institutionnels qui leur ouvriront les portes de l’Europe, ces personnes ne se voient pas définies par leur statut et ont un regard lucide et sans concession sur les institutions suisses. Elles vivent la vie qu’elles ont des raisons de valoriser, dès lors qu’elles obtiennent un droit au séjour.
- Dans le second type, les difficultés issues d’une migration ont été littéralement occultées et le discours sur l’intégration interiorisé. Même si leur statut de séjour est stable aujourd’hui, ces personnes sont en quelque sorte coupées de leurs racines et privées du récit de leur propre histoire. Elles auraient besoin de reconstruire leur identité pour pouvoir vivre la vie qu’elles ont des raisons de valoriser.
- Enfin, dans le troisième type, les personnes vivent un dilemme identitaire : dotées d’un statut qui restreint fortement leurs droits, elles adoptent volontairement une identité plus valorisée socialement, en écartant leur réalité migratoire. Si elles choisissent de « jouer » le jeu de l’intégration, ce jeu laissera une empreinte sur leur identité, en les rendant relativement dures avec elles-mêmes et peu critiques à l’égard des institutions suisses. Encore aux prises avec ce dilemme et des conditions de séjour restrictives, elles ne vivent pas non plus la vie qu’elles ont des raisons de valoriser.
Cette typologie permet de poser un autre regard sur les difficultés sociales des migrant·e·s. « Une bonne partie des problèmes sociaux des personnes de nationalité étrangère sont renforcés, voire produits par les conditions économiques d’immigration et par les conditions légales de séjour » (Tabin, Regamey, Rosende, Chaudet, 2000, p. 364). Outre une plus grande considération de ces effets, principalement dans l’élaboration des politiques sociales, familiales et migratoires, notre démarche propose, à l’aide de l’approche d’Amartya Sen, différentes perspectives pour l’action sociale.
- Au niveau individuel, afin de soutenir les personnes migrant·e·s dans la réalisation de la vie qu’elles ont des raisons de valoriser, l’analyse suggère un renforcement de leurs ressources par la valorisation de leur identité migratoire : soutien accru aux familles dès leur arrivée en Suisse, encouragement de l’apprentissage de la langue d’origine, mesures pour favoriser l’accès des migrant·e·s à l’information, encouragement voire soutien dans les projets de formation au pays pour les jeunes qui en manifestent le souhait.
- Au niveau institutionnel, l’analyse suggère de limiter les effets du statut de séjour sur la vie sociale (accès au monde du travail et aux prestations sociales) et sur la vie familiale dont les membres ont des statuts différents.
Selon nous, l’ignorance de cette réalité de papier tend à maintenir une partie de la population migrante dans la précarité, avec une mauvaise image d’elle-même, en entretenant le clivage avec la population autochtone.
Une vision plus large de l’individu
L’approche de Sen propose de voir l’individu de manière plus large, sous l’angle de sa liberté de vivre la vie qu’il a des raisons de valoriser. Les capabilités affirment à la fois le droit des individus d’inscrire leurs perspectives dans leur trajectoire de vie et la nécessité d’identifier les obstacles institutionnels qui freinent cette démarche. Cette approche suggère ainsi d’agir là où se joue la relation entre les individus et leur contexte. Dans cette idée, lutter contre l’exclusion sociale signifierait replacer l’individu au cœur de sa propre trajectoire, sans toutefois lui en faire porter l’entière responsabilité. Ainsi, la surreprésentation des jeunes migrant·e·s dans le dispositif d’insertion étudié devrait-elle être perçue comme l’indice d’un processus d’exclusion alarmant, et non pas comme une incapacité des migrant·e·s à s’intégrer.
En passant de l’émigration à l’immigration (Sayad, 1999), les migrant·e·s (et leurs enfants) pénètrent un univers administratif qui marque fortement le rapport qu’ils et elles ont avec leur parcours antérieur et futur, ainsi qu’avec la société d’accueil. Comprendre la migration revient à saisir, et reconnaître, cette dimension.
[1] Clerc Karine (2013). Les frontières de l’identité. Analyse de l’impact du statut de séjour sur la trajectoire de jeunes migrant.e.s. Direction : Jean-Michel Bonvin. Lausanne, HES-SO, 84 p.
[2] Bibliographie :
- Bonvin J.M., Farvaque N. (2008). Amartya Sen. Une politique de la liberté. Paris : Editions Michalon.
- Dubar C. (2010). La crise des identités (4ème éd.). Paris : PUF.
- Sayad A. (1999). La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Paris : Seuil.
- Chaudet I., Regamey C., Rosende B., Tabin J.-P. (2000). Migration et travail social. Une étude des problèmes sociaux des personnes de nationalité étrangère en Suisse. Lausanne : Réalités sociales.
- Noiriel G. (1999). Réfugiés et sans-papiers. La république face au droit d’asile XIXe-XX siècle. Paris : Hachette/Pluriel
[3] Il s’agit du programme FORJAD qui permet aux jeunes bénéficiaires du RI d’accéder à une formation professionnelle. Le programme se divise en trois grandes étapes : la préparation à l’entrée en apprentissage, la formation professionnelle et le placement en emploi à la suite de celle-ci. Site internet.