Autodétermination : former les accompagnant·e·s
Des réflexes protecteurs et des habitudes institutionnelles freinent le processus d’autodétermination des personnes en situation de handicap. Une formation basée sur des jeux de rôle sensibilise les accompagnant·e·s.
Par Manon Masse, professeure à la Haute école de travail social, HETS, Genève
Pour chacun d’entre nous, le processus d’autodétermination s’instaure naturellement depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte (Deci & Ryan, 2008) [1] avec un ajustement de l’aide apportée par l’entourage. C’est ainsi que dans différents domaines de la vie, qu’il s’agisse par exemple ; du travail, des loisirs, de sa vie affective et amoureuse, du choix de son lieu de vie, l’individu s’autodétermine et s’émancipe progressivement.
Pour la personne qui se trouve en situation de handicap de nombreux obstacles se dressent sur ce parcours vers l’émancipation. Certains découlent directement de ses déficiences et incapacités, alors que d’autres proviennent de l’environnement et des personnes qui le composent. Pour arriver à s’autodéterminer dans différentes situations, la personne devra développer des compétences et s’affirmer face à une famille bienveillante mais aussi face à des équipes socio-éducatives qui la (sur)protègent. « Ce mouvement d’autodétermination pour exister devra s’émanciper d’une triple domination, celles des parents, du mouvement parental associatif, et des professionnels » (Mériau, 2003, p. 80). L’autodétermination dépasse l’autonomie (capacité de décider) et l’indépendance (capacité d’agir), elle suppose qu’une fois la décision prise, la personne la réalise et prenne la responsabilité face aux risques encourus tout en assumant les conséquences de ses choix (Haelewyck & Nader-Grosbois, 2004 ; Lachapelle & Boisvert 1999 ; Wehmeyer & Lachapelle 2006).
Ce concept demeure cependant difficile à appliquer dans la pratique avec des personnes qui présentent des incapacités intellectuelles et qui vivent ou travaillent dans des milieux socio-éducatifs. D’une part, certaines compétences personnelles doivent être développées par des modalités spécifiques (expression et communication alternative, expression collective, analyse d’une situation, etc.) dans un contexte institutionnel qui doit tenir compte des besoins du groupe et de l’organisation. D’autre part, au niveau de l’accompagnement, il reste encore bien difficile d’envisager de prendre des risques et de permettre de vivre des échecs, comme si la personne devait être protégée de tous les écueils pour ne pas surajouter à ses déficiences et incapacités.
Comment favoriser concrètement l’autodétermination ?
Une formation à l’autodétermination pour des professionnels suppose plusieurs défis à relever dont deux nous semblent incontournables. Le premier est celui de mieux comprendre le concept d’autodétermination dans ces différentes dimensions. Le second est de prendre conscience et de questionner ses représentations et ses manières d’agir dans l’accompagnement au quotidien afin de co-construire une pratique qui facilite l’autodétermination de la personne accompagnée. Ainsi, dans notre rôle de formateur, nous souhaitons que la formation proposée puisse induire des « processus par lesquels se produit une modification durable des représentations (conceptions) et des schèmes d’action. Celui qui a appris étant en mesure de réaliser des conduites nouvelles dans le rapport à ses environnements » (Bru, Altet & Blanchard-Laville, 2004, p. 78).
Depuis une dizaine d’années, seule et en collaboration avec Jean-Louis Korpès [2], nous avons élaboré des formations que nous dispensons aux étudiants en dernière année du diplôme initial en travail social ainsi qu’en formation continue à différents professionnels de l’accompagnement déjà insérés dans la pratique. Ce court article présente cette formation de deux jours, ses objectifs, ses contenus ainsi que des situations pédagogiques pensées pour aider l’accompagnant à modifier sa pratique au quotidien.
Les objectifs annoncés de la formation sont ceux de situer l’autodétermination dans le projet de vie de la personne en situation de handicap (pouvoir, choix, autonomie, indépendance, risques et responsabilités) ; d’expérimenter au travers de situations vécues et de jeux de rôle des actions à promouvoir et à développer pour favoriser l’autodétermination des personnes et finalement d’analyser des types d’accompagnement (formations, projet individualisé, groupe d’usagers, etc.) qui permettent d’amener les personnes vers l’autodétermination.
La formation débute par un travail sur les représentations suivi d’une présentation théorique de ce concept notamment sur son apparition, la dimension personnelle et motivationnelle, le milieu institutionnel où il se déploie avec ses facilitateurs et obstacles, puis son inscription dans un contexte juridique et socio-culturel. Les rapprochements et distinctions avec d’autres concepts proches tels que l’autonomie, l’indépendance, l’empowerment, le pouvoir d’agir, l’appropriation y sont également traités tout au long de la formation.
Des situations de plus en plus risquées
La formation se poursuit avec des exercices concrets et des analyses en groupe. Le premier exercice permet de mettre en scène, par des jeux de rôles, diverses situations rencontrées en institution où une personne s’affirme face à une décision qu’elle a prise. Or, les choix que ces personnes font présentent de plus en plus de risques pour elle-même ou pour autrui. Pour les premières situations, il s’agit par exemple de refuser de ranger sa chambre ou encore de vouloir porter des habits qui ne sont pas au goût de tous. Ces premières situations sont analysées afin que chacun perçoivent la faible marge de manœuvre laissée aux personnes et à quel point elles sont influencées pour de nombreuses actions quotidiennes sans qu’elles aient la possibilité d’ajustements, alors que les risques sont inexistants ou peu importants.
Puis les situations basculent doucement, elles présentent des risques accrus qui pourraient portés atteintes à la santé ou à la sécurité des personnes ou de leurs pairs. Il s’agit par exemple de manger ce dont on a envie sans respecter un régime ou encore d’aller à la rencontre d’un inconnu qui plaît beaucoup et de le suivre chez lui. Chaque situation est jouée et analysée à partir d’une grille d’observation qui met en évidence : qui décide ; qui influence la personne dans ses choix ; qui transmet les informations nécessaires ; quels risques sont présents ; comment sont-ils traités et analysés avec la personne et son entourage ; quels sont les avantages et inconvénients de la situation, etc.
Force est de constater que quelle que soit la situation, la tendance est d’éviter de prendre des risques même lorsque ceux-ci sont très réduits, les normes et habitudes institutionnelles prennent le dessus, le contrôle et le « faire pour » domine l’accompagnement, d’autant que les personnes ayant des incapacités intellectuelles ont tendance à se conformer. L’accompagnant a vite tendance à décider pour l’autre, à le protéger et à éviter toutes possibilités d’échec.
Dans un deuxième temps est traitée une situation qui met en exergue les contraintes et les habitudes associées à la vie en groupe et le dilemme de privilégier les besoins de l’organisation et du groupe au détriment des besoins individuels. Les accompagnants doivent jongler entre les désirata individuels et les besoins du groupe, ils doivent chercher un équilibre afin de tendre vers l’autodétermination de chacun. La situation présentée est celle de l’organisation d’une activité de loisirs pour un week-end en respectant les concepts de l’autodétermination. Cet exercice met en évidence la difficulté d’envisager cette sortie en impliquant les personnes présentes dans les différentes étapes de sa préparation et en prenant en compte la durée nécessaire pour les faire participer à l’élaboration du projet. De plus, sans aucune consigne spécifique, les habitudes institutionnelles sont très prégnantes et dominent le déroulement de l’activité. En effet, malgré un budget et une dotation en personnel suffisants, le choix le plus fréquent demeure celui d’organiser un seul camp pour l’ensemble des 16 participants, de réaliser des activités en groupe même si celui-ci est partagé en deux ou trois sous-groupes. Les déplacements se font avec les bus adaptés de l’institution.
En fait, les accompagnants ont tendance à reproduire ce qu’ils connaissent déjà, en laissant aux participants uniquement la possibilité de choisir le menu de certains repas et les activités parmi quelques-unes proposées et parfois la destination. Alors que pour une sortie d’un week-end se présente une infinité de possibilités, qu’il s’agisse des buts et des lieux de visites, de l’opportunité de voyager seul, en couple, entre amis ou en petits groupes, celle d’utiliser différentes moyens de transport, de découvrir des lieux d’hébergement inconnus, etc. Il reste évident que les contraintes institutionnelles sont présentes (organisation, dotation, horaire, etc.) puisque même si elles ne sont pas mentionnées dans la situation, elles empêchent de penser à l’éventualité d’autres alternatives comme la recherche d’accompagnants bénévoles ou une collecte de fonds complémentaire. Quoiqu’il en soit, un week-end d’activités qui respecte les concepts d’autodétermination nécessitera beaucoup de démarches, du temps, de la créativité et une grande disponibilité.
Les habitudes de protection et de sécurité
Dans la suite de la formation, nous présentons et analysons un programme de formation à l’autodétermination destiné à des groupes de personnes ayant une déficience intellectuelle. En dernier lieu sont approfondies les situations dilemmes vécues et présentées par les participants eux-mêmes.
Les professionnels qui souhaitent développer la démarche peuvent poursuivre une formation continue. Elle propose la création et le suivi des projets à l’autodétermination mis en place dans le cadre institutionnel. Une partie de cette formation est dispensée sous forme de coaching.
Au fil de ces années, nous avons pu expérimenter que certaines habitudes de protection et de sécurité sont extrêmement bien enracinées dans l’accompagnement socio-éducatif en milieu institutionnel. Pour les modifier et accepter de prendre des risques, la formation est certainement nécessaire mais l’institution et les professionnels devraient aussi pouvoir s’appuyer sur des bases légales promulguant l’autodétermination, la participation et la citoyenneté. De même, le concept d’autodétermination doit être davantage affirmé dans les valeurs institutionnelles. Il reste encore à développer la formation à l’autodétermination auprès des personnes concernées et l’offre de groupes d’expression (Masse, Delessert, 2012) ainsi que les démarches citoyennes (Tremblay, 2006).
L’objectif est de faire en sorte que les personnes en situation de handicap, qui vivent et travaillent dans ces institutions, puissent s’affirmer, agir et réaliser leur choix dans la mesure de leur possibilité en prenant des risques qu’elles auront elles-mêmes définis et mesurés comme le prévoit le législateur dans la refonte de la loi de protection de l’adulte [3].
[1] Références bibliographiques
- Bru, M., Altet, M., & Blanchard-Laville, C. (2004). À la recherche des processus caractéristiques des pratiques enseignantes dans leurs rapports aux apprentissages. Revue Française de Pédagogie, n° 148, juillet-août-septembre 2004, 75-87.
- Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2008). Favoriser la motivation optimale et la santé mentale dans les divers milieux de vie. Canadian Psychology, 49, 1, 24–34.
- Fougeyrollas, P., Bergeron, H., Cloutier, R., Côté, J. & St Michel, G. (1998). Classification québécoise : Processus de production du handicap. Québec : RIPPH.
- Haelewyck, M.-C., & Nader-Grosbois, N. (2004). L’autorégulation : porte d’entrée vers l’autodétermination des personnes avec retard mental ? Revue francophone de la déficience intellectuelle, 15, 2, 173-186.
- Korpès, J.-L. (2005). L’autodétermination est-elle envisageable pour une personne déficiente intellectuelle ? Pages romandes, 3, 18-19.
- Lachapelle, Y., & Boisvert, D. (1999). Développer l’autodétermination des adolescents en milieu scolaire. Revue canadienne de psychoéducation, 28, 23-29.
- Masse, M., & Delessert, Y. (2012). Les espaces collectifs d’expression au sein des institutions qui accueillent les personnes déficientes intellectuelles adultes : tremplin vers une participation collective et publique ? : Actes de Colloque : Formes d’éducation et processus d’émancipation. 24 mai 2012. Rennes.
- Mériau, G. (2003). "Nous aussi". La représentation des personnes handicapées intellectuelles : une tentative française d’empowerment". Handicap-revue de sciences humaines et sociales, 97(91), 71-91.
- Ryan, R. M., & Deci, E. L. (2002). An overview of self-determination theory. Dans E. L. Deci & R. M. Ryan (Eds.), Handbook of self-determination research (pp. 3-33). Rochester, NY : University of Rochester Press.
- Tremblay, M. (2006). Droits humains, droit de cité et droit de parole : l’autodétermination et la participation politique dans trois centres de services spécialisés en déficience intellectuelle. Dans H. Gascon, D. Boisvert, M.-C. Haelewyck, J.-R. Poulin & J.-J. Détraux (Dir.), Déficience intellectuelle : savoirs et perspectives d’action, tome 1 : Représentations, diversités, partenariat et qualité (pp. 459-468). Québec : Les Presses Inter Universitaires.
- Wehmeyer, M. J., Lachapelle, Y. (2006). Autodétermination proposition d’un modèle conceptuel fonctionnel. Dans H. Gascon, D. Boisvert, M. C. Haelewyck, J. R. Poulin & J.-J. Detraux (Dir.), Déficience intellectuelle : savoirs et perspectives d’action, tome 1 : représentations, diversités, partenariat et qualité (pp. 69-76). Québec : Les Presses Inter Universitaires.
- Wehmeyer, M. L. & Sands, D. J. (1996). Selfdetermination across the life span : independance and choice for people with disabilities. Baltimore, M. D. : Paul H. Brookes.
[2] Jean-Louis Korpès est professeur et formateur à la Haute école de travail social de Fribourg.
[3] Code civil suisse (Protection de l’adulte, droit des personnes et droit de la filiation). Modification du 19 décembre 2008, entrée en vigueur en janvier 2013.