Impliquer les hommes dans le soin aux autres
Pour combler les inégalités en Suisse, une piste d’action réside dans une meilleure répartition entre travail rémunéré et non-rémunéré. Comment impliquer les hommes dans le soin aux autres et en particulier dans le soin aux enfants ?
Par Gilles Crettenand, coordinateur du Programme national MenCare en Suisse romande de Männer.ch, Berne
Si la proportion des femmes avec une activité rémunérée est importante, dans aucun autre pays européen la répartition du travail salarié entre hommes et femmes n’est aussi inégale qu'en Suisse [1]. L’une des causes de cette différence est le retrait, total ou partiel, des femmes du marché du travail après un premier enfant [2]. Ce « choix » peut s’expliquer par un manque de structures d’accueil, souvent onéreuses, une importante différence salariale entre la mère et le père mais aussi par des possibilités de travail à temps partiel limitées, en particulier pour les hommes. Aujourd’hui, seuls 15 % des hommes en Suisse travaillent à temps partiel alors que 9 pères sur 10 souhaitent réduire leur temps de travail s’ils le pouvaient [3]. Ce n’est probablement pas un hasard si les pays les plus progressistes en matière d’égalité, les Pays-Bas, la Norvège et le Danemark en tête, sont ceux où les hommes font le moins d’heures de travail rémunéré.
Notre modèle de société a construit des stéréotypes genrés inscrits dans le dur des fondements des institutions, qu’elles soient politiques, économiques ou sociales. Stables, certes, mais surtout lourdes et par définition issues du passé, elles construisent des barrières structurelles qui enfreignent les libertés individuelles, des couples/partenariats et des familles.
Les leviers d’action
En Suisse, ces inégalités influencent les choix au moment de l’arrivée de l’enfant. Elles biaisent la décision, laissent contre leur gré des milliers de mères avec un niveau de formation élevé à la maison et empêchent autant de pères qui souhaitent travailler à temps partiel de le faire. Les besoins de la population, et des familles en particulier, sont pourtant documentés en ce qui concerne la conciliation entre vie professionnelle et familiale, mais ils ne sont pas pris en compte. Dernier exemple de cette absence de préoccupation : l’attitude du Conseil fédéral sur le congé paternité qui a refusé tant l’intitiative populaire que l’idée d’un quelconque contre-projet sur ce thème pourtant prometteur d’améliorations.
La promotion d’un accès égal des femmes aux différentes strates du monde professionnel figure depuis longtemps parmi les objectifs politiques de la Confédération, des cantons et des institutions. De l’autre côté, le soutien à une plus grande implication des hommes dans le monde de la famille est en revanche complètement délaissé par le monde politique. C’est sur ces aspects que s’active l’association nationale Männer.ch.
Parmi les actions nécessaires : favoriser de manière durable l’engagement et la participation des hommes au domaine des soins en général, et du soin aux enfants en particulier. Cet objectif passe par une discussion sur le potentiel d’une « politique pour une masculinité concernée », ou politics of caring masculinities, comme solution face aux défis politiques et sociaux [4]. Cette notion recouvre plusieurs domaines tels que l'intégration des hommes dans la prise en charge et l’éducation des enfants, leur participation aux travaux domestiques, leur engagement professionnel dans les métiers des soins, la prise en charge de parents malades, leur engagement bénévole dans la communauté et, enfin, dans le soin qu'ils prennent d'eux-mêmes.
Relation à l’autre et responsabilité de l’autre
Cette approche par la «masculinité concernée» définit comme attitude et compétence fondamentales les principes de «relationnalité», c’est-à-dire la faculté d’être en lien avec nos proches, et de responsabilité envers soi-même et autrui. Le champ d’action inclut les politiques en lien avec le marché du travail, la santé, la famille, l'éducation et la société. Il s’appuie sur la promotion de l'engagement des pères et de la participation des hommes au domaine des soins en général, comme contributions décisives à des rapports de genre équitables et à la réalisation d'une justice sociale.
Quelle politique et quelles conditions-cadres favorisent-elles la liberté de choix et l'engagement des hommes dans le domaine du soin ? Afin de déclencher une profonde mutation des valeurs, nécessaire à la déconstruction de certains stéréotypes de genre institutionnalisés, des actions tant sur les pratiques que sur les idées devraient être entreprises dans les sphères publiques, politiques, institutionnelles et économiques.
Dans ce contexte de construction de nouvelles normes sociales, l’image joue un rôle important. Des expositions et des campagnes parviendront-elles peu à peu à ébranler les clichés, comme l’a expérimenté MenCare avec son reportage photos sur les pères en Suisse [5] ? Les collaborations avec des acteurs sur le terrain se révèlent également pertinentes lorsqu’il s’agit d’adapter aux pères du matériel informatif ou pédagogique auparavant destiné principalement aux mères, ou de sensibiliser les collaborateur·trice·s aux questions spécifiques liées aux hommes. Le monde de l’entreprise ne doit pas être oublié. En novembre 2017 ont été lancés des cours de sensibilisation «Futur père» pour accompagner les collaborateurs dans cette période de changement, ainsi que des rencontres avec les dirigeants et cadres intitulées «Midi-conférences Equilimen». La formation professionnelle est également un levier à activer. Pour les hommes en début de carrière ou souhaitant changer d’orientation professionnelle, les écoles et instituts peuvent faciliter, voire encourager, leur accès aux métiers de la petite enfance et des soins.
Agir sur le terrain et les idées
Dans les crèches justement, plusieurs projets pilotes testent de nouvelles activités avec et pour les pères. Elles peuvent prendre des formes variées: jeux père-enfant, engagement bénévole, journée des grands-pères, etc. Progrès possible aussi lorsque les futurs pères sont considérés comme acteurs et non spectateurs de la naissance de leur bébé ou lorsque le père devient un partenaire de « soins » pour les professionnel·le·s des structures de la petite enfance.
Plusieurs pistes d’action méritent aussi d’être testées. Il s’agit par exemple de former des médiateurs «pères» afin de les inclure dans le domaine de la petite enfance, notamment dans les milieux socialement défavorisés. Autres exemples : la mise en place d’un guide de la retraite pour réaménager la vie à la maison après le travail ou encore une carte interactive regroupant des offres de prestations destinées aux hommes et aux pères. Autant d’actions concrètes qui poussent à combler ce fossé genré du travail non rémunéré.
Les actions sur le terrain n’aboutiront pas sans un état des lieux ainsi qu’une analyse précise des besoins. Depuis 2014, l’Institut suisse pour les questions d’hommes et de genre [6] démontre le désir de disposer de données fiables sur les pères en Suisse. Il propose également une formation où les spécialistes de l'éducation, du domaine social et de la santé acquièrent un savoir-faire dans le travail avec les hommes et les pères. Dans le même ordre d’idées, il convient de développer des collaborations avec les Universités ainsi que les Hautes Écoles. Elles permettront de bénéficier de compétences dans la recherche mais aussi d’amener le sujet dans les études et les débats académiques.
Le privé est aussi politique
Les recherches [7] le montrent, l'engagement du père dans les soins et l'éducation des enfants influence positivement leur développement cognitif, émotionnel et social. Il renforce la sécurité et la stabilité de la famille, favorise même la compétitivité des mères sur le marché du travail et maintient les pères en bonne santé.
Entre les deux personnes d’un couple, l’inégalité des activités rémunérées et non-rémunérées est l’origine de frustrations et de souffrances ; elles mènent parfois, avec le temps, à un sentiment d’incompréhension plus profond, voire à des ruptures. Adrian Martinelli qui s’occupe de sa fille Leni un jour ouvrable par semaine le souligne: « Le fait que les deux nous passions seuls des journées entières avec notre fille nous permet d’échanger d’égale à égal sur les questions éducatives. La compréhension réciproque croît. Chacun des deux connaît les deux facettes du travail. » Ce moment crucial va orienter la «relationnalité» entre deux personnes, puis trois lorsqu’elles fondent une famille. Selon le cadre, il va devenir un lien conscient qui rend humain ou un lien délité, source de violences évitables.
La construction d’un mode de vie familiale est évolutive. La répartition des activités rémunérées et non rémunérées devrait devenir une décision intime, librement négociée et renégociée au fil du parcours de vie. Pour atteindre cet objectif, de nouveaux cadres légaux et sociaux sont nécessaires. Des cadres dans lesquels les couples et les familles feront les choix qui leur conviennent pour trouver un équilibre, autant personnel que familial et professionnel. La question dépasse les murs de la vie privée et en appelle à la responsabilité d’une société qui se dit égalitaire.
[1] Scambor, Elli et al. (2012). The Role of Men in Gender Equality – European Insights and Strategies. Luxemburg: Publications Office of the European Union, p. 45, en format pdf
[2] Lire notamment René Levy, «Devenir parents, devenir inégaux : un lien fatal», REISO, Revue d’information sociale, mis en ligne le 2 février 2017.
[3] Selon une étude de Maenner.ch menée en 2011 auprès de 1200 hommes du canton de Saint-Gall.
[4] Thème principal de la «3rd International Conference on Men and Equal Opportunities», au Luxembourg en 2016. Déclaration en format pdf
[6] Institut ISHG, site internet
[7] Engendering Men: Evidence on Routes to Gender Equality. En ligne
State of the world’s fathers. A MenCare Advocacy Publication. Washington, DC, 2015. Promundo, Rutgers, Save the Children, Sonke Gender Justice, and the MenEngage, Alliance. Voir notamment pages 224 à 227. En format pdf
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Gilles Crettenand, «Impliquer les hommes dans le soin aux autres», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 15 janvier 2018, https://www.reiso.org/document/2572