«L’âge d’or» du travail social a-t-il existé ?
Une journée d’études a analysé la professionnalisation du travail social dans plusieurs pays d’Europe. D’abord largement féminisées, les institutions ont rapidement encouragé la mixité. Et la division sexuée du travail aussi ?
Par Chloé Parrat, assistante du réseau Genre et travail social, Haute école de travail social et de la santé EESP, Lausanne
Le colloque «L’âge d’or» du travail social sous le regard du genre [1], a eu pour but d’interroger, dans une perspective genre, les transformations du travail social au fil les trois décennies suivant la deuxième Guerre mondiale [2]. Cette période, désignée par certain·e·s auteur·e·s comme «l’âge d’or» du travail social en Europe, a été marquée par une forte croissance économique et par l’engagement des Etats et des organisations internationales en faveur de la mise en place de nouvelles politiques sociales. Dans ce contexte de professionalisation des services sociaux, de nouvelles formations en travail social sont mises en place, des théories et de nouvelles pratiques se diffusent, les associations professionnelles se renforcent.
Comme l’a fait remarquer l’historienne Carola Togni en introduction, la perspective de genre doit amener à questionner le bien-fondé de cette appellation «d’âge d’or». Elle invite à nuancer l’universalité de ce terme: tout le monde n’a pas profité de cette période faste de l’après-guerre; en témoigne, par exemple, la persistance de formes de sous-emploi et de chômage, notamment des femmes. L’analyse féministe a également permis de questionné les ambiguïtés de la professionnalisation du travail social au début du XXe siècle, marquée par un engagement féminin et féministe, pour la création des premières écoles. Si ces démarches ont offert aux femmes de nouvelles possibilités de formation et d’emploi, elles ont aussi largement contribué à naturaliser des compétences présentées comme féminines, posant des obstacles à la reconnaissance du métier.
Vers la reconnaissance professionnelle
Comment ce mouvement de professionnalisation s’est-il poursuivi après la deuxième Guerre mondiale ? Elisabetta Vezzosi, de l’Université de Trieste, a montré l’existence d’un leadership féminin dans le développement du service social en Italie. Elle a insisté sur l’importance de l’implication de personnalités féministes, souvent des militantes de gauche engagées dans le mouvement de résistance au fascisme, pour une professionnalisation du travail social, considéré jusqu’alors comme une mission féminine, ainsi que pour la reconnaissance du caractère politique que revêt l’action sociale.
Après des années de fascisme, ces professionnelles considéraient l’intervention sociale comme un outil pour promouvoir la participation citoyenne et œuvrer pour une véritable démocratie. Elles ont fortement soutenu les échanges internationaux entre les écoles en vue de développer en Italie le travail social communautaire. Elisabetta Vezzosi a insisté sur l’importance, aujourd’hui, d’une historiographie du travail social dans une dimension transnationale comparée.
L’historienne Véronique Czaka (UNIGE) a montré que, dans le domaine de l’éducation spécialisée, les logiques de genre sont aussi à l’œuvre. Dans le cadre du projet Sinergia financé par le Fonds national suisse «Placing Children in Care: Child Welfare in Switzerland (1940-1990)» [3], elle a analysé la naissance de l’éducation spécialisée en Suisse romande sous le regard du genre. Son étude montre que, dès les années 1950 et l’ouverture des premières filières de formation d’éducatrices et d’éducateurs spécialisé·e·s, la branche a été très féminisée et les institutions ont alors déclaré vouloir favoriser davantage de mixité à l’avenir. Dans les foyers pour «adolescent·e·s délinquant·e·s», plusieurs projets ont visé une complémentarité du couple éducatif, dans l’idée de compenser, auprès des jeunes pris en charge, des modèles parentaux défaillants.
Si la part des hommes dans la formation et aux postes de travail a augmenté entre les années 1950 et 1980, notamment par la favorisation des hommes lors des concours d’entrée, l’étude montre que l’égalité n’en a pas été renforcée pour autant. En effet, la division sexuée du travail s’est même accentuée durant toute la période: éducatrices et éducateurs ne sont pas interchangeables au regard des écoles et institutions, mais complémentaires dans la prise en charge des bénéficiaires.
Le cas de l’animation socioculturelle
L’intervention de l’historienne Corinne Dallera a porté un regard historique sur les centres de loisirs lausannois. A partir d’une recherche HES-SO, réalisée avec les prof. Dominique Malatesta et Carola Togni, elle a analysé les processus de professionnalisation et d’institutionnalisation de ces centres et leurs conséquences sur la division sexuée du travail. Au début des années 1960, les femmes étaient bel et bien présentes parmi les bénévoles et les premières personnes salariées des centres de loisirs ; les activités attribuées aux animatrices et animateurs n’étaient pas déterminées en fonction des catégories d’âge des publics.
Les années 70 ont ensuite renforcé une division sexuée du travail. Les hommes ont occupé le devant de la scène de l’animation socioculturelle : ce sont presque uniquement des hommes qui seront diplômés de l’école d’animation et monopoliseront les postes au sein des centres, en particulier ceux à responsabilité. Parallèlement, les femmes se sont vues reléguées aux fonctions les moins valorisées, tout en étant renvoyées à leur rôle assigné de «mères éducatrices» et donc, plutôt, dévolues aux enfants qu’aux autres publics. Cette professionnalisation du métier de l’animation construite au masculin au cours des années 1970 s’explique entre autres par l’activisme d’un groupe d’animateurs syndiqués, ainsi que par la volonté des autorités et de responsables de formation de favoriser l’accès des hommes à un nouveau métier dans le social. Par ailleurs, les nombreux groupes féministes actifs à cette période n’investissent pas les centres, ce qui contribue à la construction d’un certain monopole masculin.
Magalie Bacou, de l’Institut régional du travail d’Occitanie Midi-Pyrénées, a mis en lumière les effets entrecroisés de la professionnalisation, de la féminisation et de la territorialisation des métiers de l’animation socioculturelle en France. Si on observe des emplois majoritairement occupés par les hommes au début du processus de professionnalisation, le métier s’est fortement féminisé dans les années 1980, sous l’impulsion de plusieurs facteurs. Avec l’évolution du modèle éducatif, passant de la figure de «l’enfant obéissant» à celle de «l’enfant materné», les femmes paraissent désormais les mieux placées pour s’occuper des enfants dans les lieux d’accueil de loisirs, suivant une vision duale dominante des rôles sexués.
Parallèlement, on observe aussi une hausse de la précarité des emplois dans l’animation, liée notamment à la territorialisation des politiques sociales et à la loi autorisant la création d’emplois à temps partiels, deux réformes introduites en France dans les années 1980 : le temps de travail moyen baisse et les contrats à durée déterminée augmentent. Cette évolution du modèle éducatif de référence et la dégradation des conditions d’emploi vont de pair avec une féminisation des métiers de l’animation socioculturelle. Dans ce contexte et en lien avec la pluralité des modes d’exercice du métier ainsi qu’avec la sexuation des parcours professionnels, Magalie Bacou s’est finalement interrogée sur une possible déprofessionnalisation des métiers de l’animation socioculturelle.
Une division sexuée réajustée
En conclusion, ces diverses contributions ont souligné la nécessité de remettre en cause un certain sens commun qui voudrait qu’on aille toujours vers plus d’égalité. Il ne s’agit pas non plus de nier les changements dans les rapports sociaux de sexe, mais comme l’ont montré les interventions, il s’agit plutôt d’un réajustement de la division sexuée du travail social, qui tient compte des nouveaux enjeux, notamment les changements dans la famille et la politique familiale, la féminisation du salariat, la précarisation du marché de l’emploi, la volonté d’offrir de nouveaux débouchés professionnels dans le social aux hommes, etc. Pour comprendre ces renégociations, ces processus de (dé)professionnalisation et leurs conséquences en termes de genre, il est nécessaire de s’intéresser à la présence (ou absence) de mobilisation politique, et notamment de mobilisation féministe autour de ces processus.
Enfin, une présentation du Groupe d’études et de recherches genre et sociétés a été proposée par sa directrice, la prof. Fatou Diop Sall, de l’Université Gaston Berger à St-Louis, Sénégal. Fondé en 2004, ce groupe développe des recherches féministes partenariales, autour de thématiques aussi diverses que le foncier, la sécurité alimentaire, les violences basées sur le genre, la santé reproductive, le sport, les droits politiques, etc. Il édite régulièrement un journal et envisage la recherche-action, militante et engagée, comme une nécessité politique. Une démarche de laquelle s’inspirer en Suisse aussi ?
[1] Colloque du 10 mai 2017 à la Haute école de travail social et de la santé (HETS&Sa) à Lausanne. Voir le programme en ligne
[2] NDLR Les comptes rendus de colloque sont en général publiés dans les actualités de REISO. Face à l’intérêt de ce texte, nous avons décidé de faire une exception et de le publier dans les articles.
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Chloé Parrat, «'L'âge d'or' du travail social a-t-il existé», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 31 juillet 2017, https://www.reiso.org/document/1976