Quand filles et garçons aspirent à des professions atypiques
Quels mécanismes cachés font que les unes choisissent de devenir ingénieures et les autres infirmiers ? En étudiant les parcours de 3300 élèves en Suisse, des explications insoupçonnées prennent forme.
Par Carolina Carvalho Arruda, Institut des Sciences Sociales, Université de Lausanne, Edith Guilley, Service de la recherche en éducation, Genève, et Lavinia Gianettoni, Institut des Sciences Sociales, Université de Lausanne
Les jeunes sortant de l’école obligatoire suivent toujours des parcours de formation professionnelle très différenciés selon leur sexe. L’enquête Aspirations et orientations professionnelles des filles et garçons en fin de scolarité obligatoire : quels déterminants pour plus d’égalité ? [1] cherche à comprendre les mécanismes cachés de l’orientation professionnelle et à mettre en évidence les raisons de ces inégalités. Le présent article fait le tour de quelques résultats touchant à l’atypisme, quand filles et garçons aspirent à des professions majoritairement exercées par l’autre sexe.
En Suisse, les filles continuent à être orientées préférentiellement vers des métiers « féminins » - les métiers du soin, par exemple, moins prestigieux et moins rémunérés - et les garçons vers les métiers « masculins » - les métiers de l’ingénierie, notamment. Très rares sont celles et ceux qui osent rompre avec cette tendance : parmi les jeunes âgé-e-s de 13 à 15 ans et inscrits dans le cycle d’orientation (les trois dernières années de l’école obligatoire), 19.5% des filles et seulement 6.5% des garçons souhaitent, dans leur vie adulte, exercer une profession atypique du point de vue du genre.
Les choix immuables et la transgression
À l’adolescence, filles et garçons cherchent à confirmer leur appartenance au groupe des pairs et à être reconnu-e-s par ce groupe comme étant dans la norme. C’est le moment où l’on prête une attention particulière à son habillement et à ses attitudes, par exemple, en essayant de les accorder au mieux aux stéréotypes de genre. C’est également le moment où elles et ils sont amené-e-s à formuler leurs projets d’avenir.
À l’école, en particulier, les lieux communs selon lesquels les filles seraient plus douées en littérature et les garçons bons en mathématiques ont la vie dure. Les stéréotypes de genre dans l’environnement scolaire altèrent la perception que les élèves ont de leurs propres compétences et engendrent des aspirations en accord avec ces mêmes stéréotypes. Les professionnel-le-s du système éducatif tendent pourtant à penser que la question de l’égalité entre les sexes est résolue en milieu scolaire et que l’école « n’y est pour rien » si des différences persistent.
Fait dans cette phase charnière du parcours de vie, le choix de son métier n’a rien d’anodin. L’idée que l’on s’oriente professionnellement uniquement en fonction de ses intérêts et aptitudes est du moins naïve. Pour les jeunes, ce choix est chargé d’enjeux, car ils et elles y jouent leur propre identité sociale, pour ne pas dire leur identité de genre.
Choisir une formation typiquement associée à son sexe permet aux jeunes de se conformer aux normes, alors que s’engager dans une formation atypique peut être vécu comme une transgression et représenter un « coût » psychologique [2]. Puisque le système de genre pose le masculin comme supérieur au féminin, le coût psychologique de la transgression des normes est particulièrement fort pour les garçons, ce qui pourrait expliquer leur faible volonté de s’orienter vers des professions féminines, alors même que leurs chances d’y faire une carrière ascendante sont supérieures à celles des femmes dans ces mêmes professions [3].
Les garçons accueillis à bras ouverts
En effet, les caractéristiques du marché du travail finissent par privilégier les garçons qui osent faire le pas. Ils sont souvent reçus dans les professions féminines « à bras ouverts » par leurs pairs et leurs supérieur-e-s hiérarchiques, et ils y trouvent des possibilités concrètes de promotion [4]. Prenons l’exemple des jeunes se destinant à un apprentissage professionnel. Seulement 5.6% des garçons à l’âge de 16 ans en 2000, contre 11.3% des filles, aspiraient à un métier atypique du point de vue du genre [5]. Sept ans plus tard, à l’âge de 23 ans, la tendance s’est inversée : 20.7% des garçons et seulement 6.3% des filles exerçaient vraiment ce type de profession [6]. Ainsi, filles et garçons n’ont pas les mêmes chances lors d’un choix atypique. Les garçons bénéficient clairement de ce clivage.
Les filles, plus nombreuses à ambitionner des carrières masculines, se trouvent confrontées à des difficultés durant leur formation ou lors de l’entrée dans le marché du travail. Elles accèdent ainsi difficilement aux postes correspondant à leurs ambitions initiales [7]. Par anticipation de ces difficultés, elles font souvent un « choix de compromis » pour des professions peut-être moins valorisées socialement mais où, notamment, la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale est facilitée [8]. Au cycle d’orientation déjà, les jeunes filles sont nombreuses à intégrer les schémas familiaux traditionnels. Elles sont majoritaires (62.2%) à souhaiter travailler à temps partiel. Pour les garçons, en revanche, le projet de carrière reste central (45.8%).
Le choix professionnel étant à ce point limité par les normes de genre, qui sont ces jeunes qui, malgré tout, choisissent un métier atypique ? Quelles sont leurs motivations ? Leur milieu familial et leur environnement social permettent-ils d’en savoir plus sur ce qui leur a permis de passer par dessus les stéréotypes de genre ?
Prenons d’abord le milieu familial et la transmission des stéréotypes. Nos analyses ont démontré que les jeunes qui adhèrent aux stéréotypes de sexe ont tendance à avoir des aspirations professionnelles plus sexuées. Cette tendance est encore plus forte si nous considérons non pas leur degré de conformité à ces stéréotypes, mais celui de leurs parents. Ainsi, avoir grandi dans un milieu familial où ces stéréotypes sont moins fréquents contribue à une aspiration professionnelle moins régie par les normes de genre.
L’hypothèse d’une stratégie individuelle
Considérons maintenant leurs origines. Plus que les garçons suisses, ceux d’origine étrangère semblent plus ouverts à l’atypisme. En effet, le pourcentage de garçons non-suisses à s’orienter vers un métier reconnu socialement comme féminin est plus élevé que pour les garçons ayant uniquement la nationalité suisse : 8.2% contre 4.6%. Cette différence n’est pas observée chez les filles. Est-ce que les garçons d’origine immigrante pensent, déjà à ce jeune âge, pouvoir compenser certains obstacles qui leur sont imposés à l’entrée dans la vie professionnelle [9] en s’ouvrant à d’autres possibilités ? En d’autres mots, considèrent-ils l’atypisme comme une stratégie valable pour s’assurer un choix moins restreint ? La question reste ouverte.
Les filles privilégient des stratégies d’ascension sociale. Environ 70.5% des filles qui aspirent à une profession masculinisée envisagent dans les faits une profession prestigieuse, qui leur garantirait une place dans la classe aisée, indépendamment de leur classe sociale d’origine. Cette tendance est accentuée chez les non-suisses. À l’opposé, chez les garçons ayant fait un choix atypique, on constate une plus forte « fidélité de classe » : ils choisissent leurs professions majoritairement dans leur propre classe sociale.
Les aspirations professionnelles des jeunes ne sont pas toujours celles attendues. Si en général les filles s’orientent vers des professions moins prestigieuses que les garçons, nous pourrions penser que celles issues d’un milieu social moins privilégié auraient tendance à s’orienter vers des métiers encore moins valorisés. Or, cela n’est pas toujours le cas. Bien que la majorité des filles s’orientent vers des professions féminisées où elles auront de meilleures chances d’insertion professionnelle, d’autres peuvent avoir la stratégie inverse. Pour les filles d’origine ouvrière, l’atypisme peut devenir un moyen de s’assurer une ascension sociale. Pour elles, la transgression de normes de genre cacherait – ou même rendrait possible - une autre forme de transgression : celle des normes de classe. Il est aussi possible de concevoir une stratégie semblable employée par les garçons. En effet, étant donné l’avantage réel qu’ils rencontrent sur le marché du travail lorsqu’ils s’engagent dans une profession atypique, il ne serait pas absurde de concevoir qu’un garçon, n’ayant pas les résultats scolaires suffisants pour accéder à un certain métier masculinisé, puisse opter pour un métier féminin jugé inférieur, mais où il aura plus de chances de faire carrière que ses collègues.
Le « sexisme par négligence »
Ainsi, le système de genre définit « le masculin » et « le féminin » et modèle le comportement des jeunes filles et garçons. Par là, il influence non seulement la vision que les jeunes ont du marché du travail, mais aussi celle de leurs parents et des professionnel-le-s du milieu scolaire. Finalement, il guide leur orientation professionnelle. Combiné avec les effets de classe sociale et d’origine nationale, il devient difficile à saisir et peut passer inaperçu aux yeux des professionnel·le·s et des décideurs et décideuses politiques.
Ce « sexisme par négligence » [10] n’est pas sans conséquence pour les jeunes et pour le marché du travail. Des secteurs entiers de l’économie souffrent de la pénurie de professionnel-le-s, notamment les secteurs fortement sexués, comme l’ingénierie et les métiers des soins. Accompagnés d’une véritable promotion de l’égalité entre femmes et hommes sur le marché du travail, les choix atypiques contribueraient à résorber en Suisse la pénurie de spécialistes dans les domaines scientifiques [11] et techniques, notamment, qui pourraient davantage être investis par les filles. Un bénéfice non seulement pour les jeunes en formation, mais aussi pour l’économie nationale.
L’enquête a été réalisée avec Dominique Joye, Jacques-Antoine Gauthier, Dinah Gross, Elisabeth Moubarak, Karin Erika Muller
Lire aussi l’article de René Levy et Gudrun Sander : Le genre est out, la diversité arrive, autre étude du PNR60
[1] Lancée en 2010, cette enquête a été réalisée auprès d’un échantillon de 3300 élèves, âgé-e-s entre 13 à 15 ans, ainsi que leurs parents et leurs enseignant-e-s, habitant les cantons de Genève, Vaud, Berne, Argovie et Tessin. Les résultats présentés dans cet article sont issus de cette enquête, sauf ceux dont la référence est indiquée. Plus d’information sur ce PNR60 sur le site du FNS.
[2] C. Marro, « La tolérance à la transgression des rôles de sexe chez l’adolescent/e », Pratiques psychologiques no 3 (1998) : 39‑50.
[3] Philippe Charrier, « Comment envisage-t-on d’être sage-femme quand on est un homme ? », Travail, genre et sociétés 12, no 2 (2004) : 105.
[4] F. Vouillot et al., « La division sexuée de l’orientation et du travail : une question théorique et une question de pratiques », Psychologie du Travail et des Organisations 10, no 3 (septembre 2004) : 277‑291.
[5] Dans la recherche citée, ainsi que dans nos propres analyses, sont considérés comme atypiques des métiers exercées par moins de 30% d’individus du même sexe.
[6] Lavinia Gianettoni, Pierre Simon-Vermot, et Jacques-Antoine Gauthier, « Orientations professionnelles atypiques : transgression des normes de genre et effets identitaires », Revue française de pédagogie n° 173, no 4 (17 mai 2011) : 41‑50.
[7] Clotilde Lemarchant, « La mixité inachevée : Garçons et filles minoritaires dans les filières techniques », Travail, genre et sociétés no 18 (2007).
[8] Marie Duru-Bellat, L’école des filles : quelle formation pour quels rôles sociaux ?, Editions L’Harmattan, 2004.
[9] Les jeunes issu-e-s de l’immigration sont confronté-e-s à la discrimination à l’entrée sur le marché du travail, et cela même lorsqu’ils disposent de qualifications identiques à celles de leurs congénères (cf. Rosita Fibbi, Mathias Lerch, et Philippe Wanner, « Unemployment and Discrimination Against Youth of Immigrant Origin in Switzerland : When the Name Makes the Difference », Journal of International Migration and Integration / Revue De L’integration Et De La Migration Internationale 7, no 3 (1 juin 2006) : 351‑366.)
[10] Marie Duru-Bellat, « Sexisme par négligence », Le Monde de l’éducation (1999) : 44.
[11] Un exemple de cette pénurie est celle des de spécialistes MINT (mathématiques, informatique, sciences naturelles et technique), en Suisse (Rapport du Conseil fédéral, Août 2010).