Harcèlement de rue: le rôle des témoins
© udra11 / Adobe Stock
Les personnes témoins de harcèlement dans l’espace public ayant elles-mêmes été victimes de telles agressions sont-elles plus enclines à s’impliquer lorsqu’elles assistent à une situation similaire ? Une étude menée à Fribourg éclaire ce pan du phénomène.
Par Myrian Carbajal, professeure ordinaire, et Riccardo Milani, collaborateur scientifique, HETS Fribourg
En 2019-2020, la Ville de Fribourg a mandaté la Haute école de travail social de Fribourg pour réaliser un sondage en ligne auprès des usagères et usagers de ses espaces publics. Les résultats de cette étude, basés sur 4'290 réponses, révèlent que parmi les répondant·e·s affirmant avoir été témoins d’actes de harcèlement de rue, une partie importante d’entre elles et eux réagissent dans le but de stopper le harcèlement de rue (Carbajal et Fridez, 2020).
L’objectif de cet article est de contribuer à la réflexion sur le rôle des témoins, en se concentrant sur l’expérience des témoins ayant subi elles et eux-mêmes du harcèlement de rue [1]. Conformément au modèle situationnel de Latane et Darley (1970), un témoin doit être en mesure de remarquer l'événement, de l'identifier comme une situation à risque nécessitant une intervention, d’assumer un sentiment de responsabilité pour intervenir, de décider comment aider et, enfin, d'intervenir effectivement. Cela dit, remarquer le harcèlement n’est pas toujours un exercice facile en raison de la diversité de ses manifestations.
Remarquer le harcèlement de rue
Le harcèlement de rue se caractérise par un ensemble de comportements sexistes, menaçants voire violents (Gardner, 1995) qui s'expriment dans les espaces publics. Par ces comportements, les harceleur·se·s [2] imposent leur volonté aux personnes qui ne se conforment pas aux normes de genre dominantes et aux schémas de binarité prescrits (Vera-Gray, 2016). Que ce soit par des regards insistants, des remarques sur le code vestimentaire et/ou physique, des attouchements ou encore par le viol (Leonardo, 1981 ; Davis, 1993 ; Gardner, 1995), le harcèlement de rue peut être lu comme une expression du sexisme qui s’entremêle avec du racisme, de l'homophobie et de la transphobie.
Ainsi, les personnes qui possèdent de multiples identités marginalisées, telles que celles de la communauté LGBTQ+ et des communautés minoritaires racialisées, se révèlent plus susceptibles de subir des formes de harcèlement de rue (Baptist et Coburn, 2019 ; De Backer, 2020). Par exemple, les femmes de couleur subissent souvent des formes de harcèlement de rue à la fois racistes et sexistes, tandis que les hommes homosexuels sont victimes de harcèlement homophobe pour avoir enfreint les normes de genre en vigueur.
Etant donné la diversité des expressions du harcèlement de rue, il parait difficile pour une utilisatrice ou un utilisateur lambda des espaces publics d’identifier certains actes comme relevant du harcèlement et nécessitant une intervention. Dès lors, il est légitime de se demander si le fait d’avoir vécu soi-même du harcèlement de rue augmente la probabilité d’action de ces individus.
Réagir face au harcèlement de rue
Les résultats de l’enquête de la HETS-FR montrent que les personnes ayant vécu du harcèlement de rue ne restent pas indifférentes face à ce phénomène. Elles adoptent divers comportements allant de l’intervention auprès de l’individu harceleur au soutien à la personne harcelée, en passant par l’appel à la police (Table 1). L’intervention (confrontation verbale, détournement de l’attention du harceleur, approche de la personne cible du harcèlement, confrontation physique) est privilégiée, alors que l’appel à la police est une stratégie peu utilisée.
Par ailleurs, ces personnes ont tendance à intervenir davantage que les répondant·e·s n’ayant pas subi de harcèlement de rue. Notons que la probabilité d’intervention des premières augmente lorsqu’elles ont subi des agressions physiques et/ou ont été victime des menaces. Ainsi, en termes de probabilité, les contacts non désirés dans les espaces publics augmentent la probabilité d'intervention de 17%, les menaces de 10% et le harcèlement physique de 8%. En outre, lorsque la personne témoin est confrontée à des situations de harcèlement sévère, l'intervention consiste davantage à confronter l'agresseur·se, à la fois verbalement et physiquement, qu'à approcher la personne harcelée.
Se situer entre sexisme bienveillant et sexisme hostile
Ces résultats suggèrent que les personnes interrogées ayant fait l'expérience directe du harcèlement de rue possèdent, conformément au modèle situationnel de Latane et Darley (1970), plus de ressources [3] leur permettant d’identifier le harcèlement. Elles s’avèrent également davantage en mesure de l’évaluer comme une situation à risque nécessitant une intervention, d'assumer un sentiment de responsabilité pour intervenir, de décider comment aider et, enfin, d'intervenir effectivement.
Cela dit, ces résultats montrent que la participation active des témoins est différenciée selon la gravité de l’acte vécu. Ainsi, lorsque ces personnes ont expérimenté des formes de harcèlement de rue tels que sifflements, regards insistants, interpellations inadéquates ou propositions indécentes, leur capacité réactive est moindre. Une hypothèse retenue pour expliquer ces faits serait que ces formes de harcèlement, caractérisée par l’absence de violence physique, seraient considérées comme moins critiques. Cela suggère que, si l’engagement actif des témoins représente une forme de contestation de l’omniprésence du sexisme, sa relation étroite avec la gravité du harcèlement peut néanmoins refléter et reproduire une certaine banalisation de certaines pratiques de harcèlement de rue.
Notons que toutes les expressions du harcèlement de rue, de la plus petite à la plus grande sévérité, se situent sur un continuum allant du sexisme bienveillant au sexisme hostile (Sarlet et Dardenne, 2012) et constituent une intrusion dans la vie des individus sans leur consentement (Vera-Gray, 2016). Dès lors, il est important d’accroître les connaissances théoriques et pratiques sur le sexisme bienveillant [4], ses configurations et ses conséquences, et de pouvoir intégrer ces notions dans les programmes visant à promouvoir la participation active des témoins. Le harcèlement de rue, quelles que soient ses formes, fait partie d'une culture sexiste, homophobe et transphobe, mais ce sont surtout les formes les plus subtiles de harcèlement qui se heurtent à des formes de résistance sociétale qui empêchent leur pleine reconnaissance et leur condamnation.
Impliquer police et minorités
Ces dernières années, les institutions publiques suisses ont lancé plusieurs initiatives visant à rendre l'espace public plus accessible et plus sûr, en promouvant la formation et les ateliers pour les témoins actifs et en encourageant la participation active des citoyen·ne·s [5]. Les résultats de cette étude attirent indirectement l’attention sur l’importance d’impliquer davantage les agent·e·s de police dans ces programmes. Face au fait que peu de répondant·e·s appellent la police, en effet, plusieurs explications sont plausibles ; mentionnons des expériences négatives avec la police pour des raisons similaires (par exemple, ne pas être pris au sérieux, l'embarras de devoir raconter l'histoire plusieurs fois), l'incapacité à fournir des preuves concernant le harcèlement, ou des mécanismes de blâme de la victime (gfs.bern, 2019). Les programmes de prévention pourraient constituer des espaces d’échange entre police et citoyen·ne·s. Ces moments donneraient l’opportunité aux forces de l’ordre d'expliquer les procédures légales existantes ou les raisonnements utilisés lors des appels liés au harcèlement de rue, par exemple. D’autre part, ces espaces pourraient encourager les agent·e·s de police à considérer les expériences des témoins et des personnes ayant vécu du harcèlement de rue afin de comprendre leur réticence à appeler leurs services.
Enfin, il semble essentiel de sensibiliser encore, tel qu'introduit ci-dessus, au fait que le harcèlement reflète une discrimination intersectionnelle lorsque l'identité de genre, l'apparence physique et l'orientation sexuelle ne sont pas conformes aux normes standard, ou lorsque la race et l'appartenance religieuse font l'objet de processus de marginalisation et de minorisation. Dans cette optique, il est important d'impliquer les minorités sexuelles et ethniques dans la conception et animation des programmes de prévention afin de prendre en compte leur vécu et d’inclure leurs réfléxions concernant les stratégies d’intervention des témoins.
Références bibliographiques
- Baptist, Joyce, and Katelyn, Coburn. 2019. Harassment in public spaces: The intrusion on personal space. Journal of feminist family therapy 31(2-3):114-128.
- De Backer, Mattias. 2020. Street harassment and social control of young Muslim women in Brussels: destabilising the public/private binary. Journal of gender-based violence 4(3):343-358.
- Carbajal, Myrian, Emmanuel, Fridez, Sophie, Baudat, and Vincent, De Techtermann. 2020. Harcèlement de rue en ville de Fribourg. Fribourg, CH: Haute école de travail social Fribourg.
- Davis, Deirdre. 1993. The harm that has no name: Street harassment, embodiment, and African American women. UCLA Women's Law Journal 4(2):133-178.
- di Leonardo, Micaela. 1981. The political economy of street harassment. Aegis:51-57.
- Gardner, Carol Brooks. 1995. Passing by: Gender and public harassment. Berkeley and Los Angeles, CA: University of California Press.
- gfs.Berne (2020). Le harcèlement sexuel et les violences sexuelles faites aux femmes sont répandus en Suisse.
- Latané, Bibb, and John, M. Darley. 1970. The unresponsive bystander: Why doesn't he help?. New York, NY: Prentice Hall.
- Sarlet, Marie, and Benoît Dardenne. 2012. Le sexisme bienveillant comme processus de maintien des inégalités sociales entre les genres. Année Psychologique 112:435-463.
- Vera-Gray, Fiona. 2016. Men's intrusion, women's embodiment: A critical analysis of street harassment. London, UK: Routledge.
[1]Pour une analyse plus approfondie de cette thématique, voir l’article publié : Milani, R. & Carbajal, M. (2023). Experiences of street harassment and the active engagement of bystanders. Insights from a Swiss sample of respondents. Journal of Interpersonal Violence. Doi:10.1177/08862605231175912.
[2] Nous parlons au masculin car dans la plupart des cas, les harceleurs ou agresseurs ce sont des hommes (Leonardo, 1981 ; Davis, 1993 ; Gardner, 1995 ; Vera-Gray, 2016 ; Baptist et Coburn, 2019 ; De Backer, 2020).
[3] Par rapport à celles n’ayant pas expérimenté le harcèlement
[4] Le sexisme bienveillant fait référence à des attitudes sexistes subjectivement positives, exprimées sous la forme de la galanterie et de la condescendance. Alors que les femmes sont présentées comme des êtres fragiles ayant besoin de la protection des hommes ou comme des personnes attentionnées et sociables nécessitant la vénération des hommes, cette conception suggère, en fait, que les femmes sont inférieures et moins capables que les hommes. Le sexisme hostile, quant à lui, reflète une série d'attitudes explicitement négatives à l'égard des femmes, considérées comme manipulatrices, féministes et agressives. Le harcèlement sexuel, les remarques sexistes et la violence physique en sont des manifestations. Source : Sarlet, Marie, and Benoît Dardenne. 2012. Le sexisme bienveillant comme processus de maintien des inégalités sociales entre les genres. Année Psychologique 112:435-463
[5] Par exemple : « Ne détournez pas le regard », organisé par Amnesty International, « Courage civil : harcèlement de rue, agir en tant que témoin », soutenu par l'association Mille sept sans dans la ville de Fribourg. Mentionnons également que la ville de Fribourg vient de lancer une campagne de sensibilisation au rôle des témoins du harcèlement de rue et organise dès cet automne 2023 des ateliers gratuits pour donner des outils concrets pour agir.
Lire également :
- Karine Darbellay et Julien Besse, «Intervenir et prévenir ou renoncer au contact?», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 14 février 2022
- Myrian Carbajal et Emmanuel Fridez, «Une étude chiffre le harcèlement de rue à Fribourg», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 8 février 2021
- Marie Lequet, «Mettre des mots sur le harcèlement de rue», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 13 février 2020
Votre avis nous intéresse
Comment citer cet article ?
Myrian Carbajal et Riccardo Milani, «Harcèlement de rue: le rôle des témoins», REISO, Revue d'information sociale, publié le 11 septembre 2023, https://www.reiso.org/document/11279