Récits de (fin de) vies et d’humanité
Le mourir n’est pas aussi effrayant que ce que nous pensons. Spécialiste de soins palliatifs, Kathryn Mannix décrit les trajectoires de vie et l’immense dignité de ses patient·e·s dans ces moments empreints de douceur et de bienveillance.
Par Jean Martin, médecin de santé publique et bio-éthicien
Médecin en soins palliatifs et praticienne de thérapie cognitivo-comportementale, Kathryn Mannix a gravi les échelons de la profession au sein du National Health Service britannique. « Au cours des trente ans de ma carrière, il m’est devenu de plus en plus clair que quelqu’un devait dire à la communauté ce qu’est le mourir (dying) normal », dit Dr Mannix dans un interview à « The Telegraph » au printemps 2018. Et à la BBC : « Le mourir n’est pas aussi effrayant que ce que vous pouvez penser ; c’est quelque chose que nous devons nous réapproprier. »
Le livre With the End in Mind compte trente-six chapitres ; chacun d’entre eux raconte l’histoire d’un ou une patient·e et de son entourage, soit en hospice (institution dédiée aux soins palliatifs), soit à domicile par une équipe mobile. Sur ces trajectoires collectionnées au long de sa carrière, l’auteure indique parfois que, dans tel cas, elle était bien nouvelle dans le domaine, ou plus tard qu’elle était arrivée au statut élevé de « Consultant » coachant de jeunes collègues. Large éventail dans les âges des malades : un petit enfant entre sa naissance et sa mort à 3 ans, de jeunes adultes, des personnes mûres, jusqu’à plus de 90 ans. Ils souffrent de cancer, mais aussi de maladies neuro-musculaires dégénératives ou d’insuffisance respiratoire. Le plus souvent issus de milieux modestes d’une région anglaise de mines de charbon ; parfois immigrés. Ce livre décrit des événements réels, chaque élément est arrivé à quelqu’un. Parfois les histoires de plusieurs personnes ont été combinées en une seule narration.
Lever le tabou de la mort
« Il peut sembler présomptueux de présenter ces histoires dans l’espoir que les lecteurs choisiront d’accompagner au long de ces pages des personnes mourantes qu’ils ne connaissent pas. Pourtant, j’ai vu dans ma carrière que, quand nous rencontrons les Grandes Questions, nous apportons nos propres idées et attentes […] Auparavant, c’était une expérience commune d’observer la mort autour de soi, de se familiariser avec les ‘séquences’ de l’affaiblissement menant à la fin. Les progrès de la médecine ont changé cela ; de plus en plus, les personnes très malades ont été poussées vers des institutions sanitaires plutôt que de mourir à la maison. » Et cette première allusion à la naissance : « Alors que la naissance, l’amour et même le deuil sont largement discutés, la mort elle est devenue de plus en plus tabou. »
« La plupart des gens imaginent que mourir est déchirant et manque toujours de dignité. Nous pouvons les aider à savoir que ce n’est pas ce que nous observons en soins palliatifs et les patients ne doivent pas craindre que leurs familles voient quelque chose de terrible. » « La manière de décliner vers la mort varie mais suit en général un courant relativement uni ; l’énergie décline de mois en mois puis finalement de semaine en semaine. Vers la fin, le niveau d’énergie est au plus bas, signe que le temps qui reste est très court. C’est le moment de (se) rassembler, de dire des choses importantes non encore dites. »
Observer et contempler ce qui relie
« La dernière veille auprès d’un mourant est un moment pour rendre compte, être responsable et réaliser la valeur de la vie en train de se terminer ; une place pour observer et écouter, pour contempler ce qui nous relie et comment la séparation qui approche changera nos vies pour toujours. » On voit parfois de manière inattendue une sorte de chant du cygne de la personne en fin de vie et l’auteure en décrit un exemple.
« Je suis fascinée par l’énigme de la mort : par le changement indicible de vivant à non-vivant ; par la dignité avec laquelle ceux qui sont gravement malades approchent leur mort ; par le défi d’être honnête tout en étant empathique quand on discute l’éventualité de ne plus jamais aller mieux ; par les moments de commune humanité au chevet des mourants. »
« Prendre du recul pour trouver la bonne perspective est un défi. C’est plus facile si nous approchons la vie avec un attitude de curiosité plutôt qu’avec des certitudes, en nous laissant intriguer par ce que nous pouvons découvrir. »
La comparaison avec la maternité
De façon surprenante, l’auteure voit un parallèle entre ce qui se passe dans un service de soins palliatifs et une maternité : « Des personnes qui attendent anxieusement l’évolution de leur proche, avec une question semblable : dans un cas, qui va naître, quand et comment, dans l’autre quand et comment va-t-il survivre – ou mourir ? Tous concernés par un même processus, dans l’attente d’une issue ; déambulant ou immobiles, fumant une cigarette à la dérobée, serrant une tasse de café. Rentrant ensuite à la maison, mais sans oublier ces compagnons d’un jour. »
« Observer le mourir ressemble à observer une naissance ; dans les deux cas, il y a des stades identifiables dans une série de changements vers l’issue attendue. Souvent, les deux processus peuvent se dérouler sans qu’il soit nécessaire d’intervenir, comme toute sage-femme le sait. »
Dépasser la crainte de parler
« La conspiration du silence est si commune, et si tragique. Les anciens attendent la mort et beaucoup cherchent à en parler. Mais ils sont l’objet de rebuffades de la part des jeunes qui ne peuvent le supporter. » On relève les récits où le·la patient·e tout comme l’entourage veulent s’épargner mutuellement, cachant la situation alors que tous, en fait, savent sa gravité. Le fait de parvenir finalement à en parler, avec l’aide des soignants, est une délivrance ; et cela vaut aussi pour les enfants.
Mannix rappelle les choses qu’il importe de dire, d’élaborer, de part et d’autre et dans toute la mesure du possible, avant de se séparer : « Je vous aime » ; « Je regrette » ; « Merci » ; « Je vous pardonne ». Et « Adieu, au revoir ».
La douceur et la bienveillance
« Quand un traitement devient-il une interférence qui ne sert qu’à prolonger la mort, à piéger un corps en faillite en le ligotant à l’existence ? » L’auteure parle de la «futilité» de certains soins. Ce mot est inhabituel en français dans les soins médicaux, mais il est courant en anglais pour parler de soins qui, dans une sorte d’acharnement, fatiguent ou épuisent indûment le patient et ses proches sans bénéfice de santé et qui, de plus, gaspillent des ressources.
« Beaucoup d’entre nous ont développé une opinion sur le point suivant : oui ou non avons-nous le droit de choisir quand mettre un terme à notre vie ? Cela est lié à des perspectives diverses quant à l’autonomie personnelle, l’égalité devant la loi, la dignité de la vie, la fragilité de la condition humaine […] Il n’y a pas de doute que, des deux côtés, ceux qui font campagne [pour ou contre l’euthanasie ou l’assistance au suicide] sont motivés par des éléments de compassion, conviction et principe. Pourtant, la discussion, si souvent polarisée et bruyante, semble avoir peu de rapport avec ce qui est vécu dans les derniers stades de la vie. Beaucoup de ceux qui travaillent quotidiennement en soins palliatifs sont exaspérés par les positions tranchées des militants pour l’une ou l’autre vision, alors que nous savons que la réalité n’est ni noire ni blanche, mais faite de nuances de gris, variant d’une personne à l’autre. La perspective qui manque aux deux ‘bords’ est la réalité du mourir humain ; la plupart d’entre nous feront l’expérience d’une progression surprenante de douceur (unexpectedly gentle) vers la mort. »
« Les personnes qui approchent de la mort déplacent d’elles-mêmes le centre de leur monde vers les autres. Elles mettent l’accent sur le fait d’aimer leurs proches mais cette gentillesse rayonne aussi sur tous ceux qui sont alentour. Elles expriment leur préoccupation pour autrui, leur gratitude. Et nous baignons dans la lumière de leur bienveillance. »
La sagesse contre les désirs d’immortalité
Dans sa conclusion, Mannix évoque le thème à la mode aujourd’hui de l’immortalité, dans des termes hautement pertinents. « Les histoires de chaque société incluent des désirs d’immortalité qui presque toujours ont une issue funeste. Ou bien les immortels sont condamnés à la solitude, ou ils finissent par sacrifier leur immortalité pour vivre une vie de mortels… La distillation de la sagesse des civilisations dans les contes populaires reconnaît l’immortalité comme une coupe empoisonnée et perçoit la mort comme une composante nécessaire et même bienvenue de la condition humaine ; une finalité qui met un terme à l’incertitude ou au désespoir ; une limite qui rend le temps et les relations entre nous infiniment précieux ; une promesse de déposer les luttes et fardeaux quotidiens. »
Une lecture prenante et émouvante
Kathryn Mannix écrit bien, notamment quand elle rapporte ses sentiments et réflexions dans des situations complexes. L’ouvrage a une vraie valeur pédagogique, fourmillant de notations et conseils en termes d’attitudes, réactions et comportements vis-à-vis des malades et de leur famille. Beaucoup de bon sens et une richesse de détails, une narration vivante. Au contenu substantiel se joint un plaisir comparable à celui qu’on a à lire un roman - j’ai versé quelques larmes.
Une remarque qui ne veut pas être une critique : tous les professionnels ou auxiliaires décrits sont compétents, toujours adéquats dans leur travail. Portant sur toute une carrière dans le monde réel, cette perfection surprend un peu... Exquise courtoisie britannique ?
With the End in Mind apporte une contribution importante aux débats actuels sur la mort et le mourir, dans la société en général et dans un système de santé critiqué pour son « maximalisme » et son attention insuffisante au registre humain, à ce qui se passe, ou pas, entre soignés et soignants. ll est susceptible de susciter des vocations pour les soins palliatifs – étant relevé que c’est certainement à la motivation et à l’engagement hors du commun de l’auteure qu’on doit un caractère aussi attachant de l’expérience décrite. Noter enfin que ce livre a été traduit en italien, espagnol et néerlandais, mais pas en français à ce stade.
Référence. «With the End in Mind. How to Live and Die Well», Kathryn Mannix, London: William Collins, 2018, 359 p. Les citations retenues dans cet article ont été traduites par Jean Martin.
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Jean Martin, «Récits de (fin de) vies et d’humanité», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 20 mai 2019, https://www.reiso.org/document/4460