L’avortement sous l’angle de la santé publique
L’initiative qui veut abolir le remboursement de l’interruption de grossesse par l’assurance de base sera soumise au peuple le 9 février 2014. Un texte jugé dangereux sur le plan de la santé publique et de la solidarité, par l'auteur.
Par Jean Martin, ancien médecin cantonal vaudois, membre de la Commission nationale suisse d’éthique
L’initiative qui entend retirer l’interruption de grossesse (IG) de la liste des prestations prises en charge par la LAMal sera soumise au vote populaire le 9 février 2014. En préambule, notons que si, dans le cas présent, les initiants ne demandent pas l’abolition du régime du délai qui vaut chez nous suite à un vote populaire de 2002, ce n’est certainement pas l’envie qui leur manque. Les positions rigides en la matière des associations et des personnes qui soutiennent l’initiative sont en effet de notoriété publique. Leur nouvelle démarche peut paraître bien intentionnée mais à la manière de ce qu’on voyait aux XVIe ou XVIIe siècles. En fait, elle tend à réintroduire dans nos sociétés une sorte d’autoritarisme moral vertueux contrôlant les corps aussi bien que les consciences.
Rappelons qu’après plusieurs échecs, les initiants ont choisi de porter le débat sur un terrain limité auquel l’électeur est sensible : la réduction des coûts et donc le porte-monnaie. Ce n’est pas, disent-ils, aux bon·ne·s citoyen·ne·s de payer pour les hédonistes sans morale qui ont trop facilement recours à l’IG.
A noter que les milieux initiants, alliés à des mouvements fondamentalistes, ne font pas l’unanimité dans leurs rangs. Ainsi, dans les milieux populistes de droite, plusieurs personnes ont publiquement critiqué le soutien à l’initiative.
Moins de 0.03% des coûts de santé
Mais examinons concrètement l’intiative. Le coût de l’IG est-il si élevé ? Pas du tout, l’IG ne pèse presque rien dans la facture annuelle de la santé en Suisse. Les caisses-maladie estiment que la somme qu’elles dépensent pour les interruptions de grossesse représente moins de 0.03% des coûts globaux de la santé de 64 milliards. Précisons de plus que des interruptions doivent de toute manière être pratiquées lorsqu’une grossesse représente des menaces graves pour la santé de la femme. Ces interventions resteraient toujours à la charge de la LAMal. En termes d’économie, l’acceptation de l’initiative nous ferait « bénéficier » d’une épargne d’environ 10 centimes par mois et par personne majeure assurée… C’est là une preuve évidente que les intentions réelles des initiants sont ailleurs.
Et en ce sens, on ne peut que rester perplexe devant les dizaines de milliers de personnes qui ont signé l’initiative ; notre perplexité est encore plus grande quand ces signataires sont des femmes. Car comment comprendre tant de myopie devant la problématique sociale de l’IG ? Probablement que ces personnes ignorent les difficultés suscitées, chez des femmes, dans les couples et les familles, par une grossesse lourde à porter. Consciemment ou pas, on choisit de ne pas porter attention à trois principaux constats de base :
- Aucune femme ne subit une interruption de grossesse par plaisir.
- Personne n’aime l’IG, qui est toujours un échec regrettable mais qui, selon les circonstances et les conditions de vie des personnes, peut être compréhensible.
- Une carrière de santé publique, au contact des soucis de santé d’une collectivité, m’a démontré comme à beaucoup d’autres que le régime du délai que nous connaissons maintenant est la moins mauvaise solution légale. Et de loin ! Oui, il n’y pas de solution idéale au fait social de la grossesse problématique. Les régimes punitifs que notre pays et d’autres ont connus ne font que multiplier les IG clandestines et leur cortège de complications et de morts.
Un différentiel social majeur
La Commission nationale d’éthique (CNE) s’est prononcée sur le sujet. Nommée par le Conseil fédéral, cette Commission a pour mandat d’étudier les enjeux éthiques qui se posent dans le domaine de la santé et de la médecine et de faire part de ses avis au Gouvernement, au Parlement, ainsi qu’au public en général. Dans sa prise de position 21/2013, « Considérations éthiques sur le financement de l’avortement » [1], elle s’est penchée spécifiquement sur l’initiative « Financer l’avortement est une affaire privée ». Elle estime que cette initiative fait fausse route, qu’elle est imprécise et trompeuse et recommande de la rejeter.
La CNE a relevé qu’un refus de prise en charge par la LAMal aurait pour résultat de fragiliser des personnes souvent déjà fragilisées et de conditions socio-économiques précaires. Les enquêtes le montrent : l’IG est plus fréquente dans les milieux défavorisés parce que les jeunes filles et les femmes y sont moins informées et ont moins aisément accès au planning familial. Ce différentiel social est majeur : d’un côté des risques de difficultés et de malheurs, de l’autre, des chances de disposer aisément des moyens de se sortir d’un mauvais pas. Il est attristant de constater que, parfois, des gens affirmant des convictions chrétiennes soutiennent une initiative insensible à cette réalité et qui creuserait un peu plus les inégalités.
Des maladies sociales avec des aspects médicaux
Il vaut ici la peine de faire un détour dans l’histoire, auprès de William Osler, grand médecin du XIXe siècle. A propos de tuberculose et de maladies liées au manque d’hygiène, à la malnutrition, à la pauvreté et la précarité, ce médecin parlait de « maladies sociales avec des aspects médicaux ». D’un point de vue de santé publique, l’interruption de grossesse entre pour beaucoup dans un tel cadre, avec une importante dimension psycho-sociale.
Revenons à notre époque. En Suisse, le nombre d’interruptions de grossesse a baissé d’un tiers pendant ces trente dernières années. Cette évolution réjouissante résulte des cours d’éducation sexuelle à l’école et des services de planning familial mis en place dans la plupart des cantons. Il est à ce sujet démontré que des jeunes qui ont bénéficié d’une éducation sexuelle à l’école ont des relations sexuelles moins précoces, moins fréquentes et moins à risque que leurs congénères qui n’en ont pas eus. Pour l’évolution de ces dix dernières années, précisons que, depuis l’introduction du régime du délai, le nombre d’IG n’a pas augmenté et que le taux d’interruptions en Suisse est, selon les années, le plus bas ou un des plus bas d’Europe.
Le principe de solidarité au cœur du débat
Un dernier élément important à souligner d’un point de vue de santé publique : la tendance à une individualisation financière de la santé. En effet, l’acceptation de l’initiative, sous prétexte que l’IG ressortit au « libre choix » de la personne, pourrait susciter des démarches similaires qui toucheront d’autres membres de la collectivité. Pourraient alors être visés les fumeurs, les consommateurs d’alcool, les personnes qui se comportent de manière téméraire au volant ou qui pratiquent des sports extrêmes, voire les personnes très sédentaires qui ne se maintiennent pas en forme physique normale, etc. Il y aurait là une véritable « pente glissante » qui renverserait le principe de solidarité sur lequel est fondée la LAMal, principe auquel les Suissesses et les Suisses sont attachés.
[1] Télécharger la prise de position de la CNE, 4 pages en format pdf.