Distinguer frais de garde et frais pour enfants
Le Conseil fédéral voulait augmenter les déductions fiscales pour les familles. En plus des frais de garde, une déduction dite «pour enfants» a été introduite durant les travaux parlementaires. Elle crée un gros embrouillamini social.
Par Sabina Gani, Dr en science sociale, et Raphaël Gani, Dr en droit, Saint-Légier-La Chiésaz
Le 27 septembre 2019, le Conseil national et le Conseil des Etats ont adopté la modification de la Loi fédérale sur l’impôt fédéral direct relative à ce qui devait être la prise en compte fiscale des frais de garde des enfants par des tiers. Les chambres répondaient ainsi à un projet du Conseil fédéral [1], mais en y ajoutant des déductions «pour enfants». Le Parti socialiste a lancé un référendum et le peuple devait s'exprimer le 17 mai 2020, mais le vote a été reporté en raison du coronavirus.
Si elle est importante pour les citoyen·ne·s du pays, la question ne sera pas simple car deux logiques différentes régissent ces déductions.
Retournons au début ! Le projet du Gouvernement prévoyait initialement une augmentation de la déduction des frais de garde effectifs que supportent les parents pour autant que ces frais soient en lien avec une activité lucrative. La déduction, déjà connue aujourd’hui, devait passer d’un montant annuel maximum déductible par enfant de 10’100 francs à 25’000 francs. La motivation du gouvernement [2] pour cette augmentation tendait à combattre la pénurie de personnel qualifié en limitant les effets dissuasifs du système fiscal actuel sur l'exercice d'une activité lucrative et à améliorer la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Il était en particulier relevé que le coût effectif de placement d’enfants dans des structures d’accueil préscolaires dépassait souvent le montant actuel de 10’100 francs.
Au cours des débats parlementaires, la majorité de la Commission, tout en maintenant la déduction prévue par le Conseil fédéral, a souhaité augmenter une autre déduction, elle aussi déjà existante. Il s’agit de la déduction dite «pour enfants» qui passerait ainsi de 6’500 à 10’000 francs par enfant. C’est en raison de l’augmentation de cette déduction supplémentaire que le parti socialiste a lancé un référendum.
En fait, les deux déductions fiscales répondent à des logiques de transfert social différentes. Elles divergent dans les impacts sur les familles et sur l’attractivité d’une activité lucrative, notamment des femmes, et, finalement, elles ont des répercussions financières pour la Confédération qui n’ont pas la même envergure.
Les logiques des déductions
Les déductions fiscales sont, de manière résumée, catégorisées en trois types.
- Les déductions organiques se rapportent directement à un revenu (les frais d’entretien d’un immeuble par exemple viennent en déduction du revenu immobilier).
- Les déductions anorganiques ne sont pas en rapport direct avec l’acquisition du revenu, mais trouvent leur justification dans le fait que les dépenses sur lesquelles elles portent diminuent la capacité économique du contribuable. C’est le cas de la déduction pour frais effectifs de garde des enfants par des tiers. Les frais supportés par les parents qui confient la garde de leurs enfants à des tiers diminuent (considérablement) leur capacité contributive. La déduction n’est cependant pas directement liée à l’exercice d’une activité lucrative car elle est possible non seulement pour les actifs mais aussi pour les personnes en formation ou en incapacité de gain.
- Les déductions dites sociales sont également destinées à prendre en compte la capacité contributive du contribuable, mais sont octroyée indépendamment d’une dépense effective: la «simple» existence d’un enfant permet déjà de bénéficier de cette déduction: telle est ainsi le cas de la déduction «pour enfants».
L’impact fiscal sur les familles
L’impact économique sur les familles de ces différentes déductions n’est à l’évidence pas la même. Si la déduction des frais de garde effectifs des enfants améliore l’attractivité de la prise d’un emploi salarié et ainsi, indirectement, l’activation des femmes, tel n’est pas du tout le cas d’une déduction sociale octroyée par la seule naissance de l’enfant, indépendamment de l’exercice d’une activité lucrative. La politique fiscale, comme l’ensemble des politiques familiales et sociales, ne sont pas neutres par rapport aux modèles de familles [3]. En Suisse, la politique fiscale reste peu favorable aux couples avec deux emplois, en raison notamment du cumul des revenus imposables conjoints et de la progressivité des taux de l’impôt sur le revenu.
Dans certaines situations, le deuxième revenu peut également avoir des retombées négatives sur le revenu global disponible pour les familles. Ceci résulte notamment de l’interaction du système fiscal avec les barèmes appliqués par les crèches. La Conférence romande de l’égalité [4] a mis en évidence qu’en Suisse romande, d’un point de vue strictement financier, les femmes n’ont souvent pas intérêt à travailler à un taux supérieur à 60%. Les déductions fiscales pour frais de garde ne sont donc pas simplement nécessaires pour encourager la conciliation de la vie familiale, mais constituent des mesures à mettre en œuvre urgemment pour éviter des effets pervers actuellement en place dans la pénalisation des couples avec des emplois à taux important [5].
À l’arrivée d’enfants, la majorité des femmes [6], souvent à cause du manque et du coût des structures de garde, baissent considérablement leur taux d’activité. Or, plusieurs chercheurs ont mis en évidence que le temps partiel des femmes est souvent à l’origine d’un important risque de pauvreté à l’âge de la retraite et qu’il est recommandable d’assurer un taux minimum d’activité de 70% tout au long de la vie active pour limiter ce risque [7]. Il apparaît donc évident que les déductions fiscales pour frais de garde sont indispensables pour éviter un impact négatif sur l’emploi, notamment des femmes.
Alors que le projet initial prévoyait uniquement une augmentation de la déduction pour les frais de garde, la loi votée par les Chambres fédérales a donc finalement introduit une déduction supplémentaire « pour enfants » aux logiques diamétralement opposées.
Destiné aux revenus élevés
A première vue, les déductions «pour enfants» paraissent une mesure intéressante pour soutenir les familles. En effet, les parents en Suisse demeurent très peu soutenus par les pouvoirs publics. La Suisse ne dépense que 1.7% de son PIB pour les familles, ce qui représente moins de la moyenne des dépenses des Etats membres de l’OCDE [8]. Pourtant, cette déduction pour enfants n’a aucun caractère incitatif sur l’emploi des femmes, puisqu’elle est octroyée indépendamment de toute activité lucrative des parents. En tant que déduction sociale, elle ne touchera en outre que les contribuables dont le revenu est suffisant pour déclencher une imposition.
Selon les chiffres mis à disposition par l’Administration fédérale des contributions, compte tenu de la progressivité de l’impôt fédéral direct, plus de 70% des effets de la déduction irait aux ménages ayant un revenu imposable supérieur à 100 000 francs. Or, à l’inverse de la déduction pour frais de garde qui impactera aussi les contribuables à revenus élevés, la déduction pour enfant ne permet pas de baisser les obstacles à la prise d’une activité salariée par les femmes. L’effet incitatif par rapport à l’emploi, des femmes notamment, est ainsi inexistant dans ce type de mesure.
L’impact des deux types de déduction est donc significativement différent. Si les déductions pour frais de garde vont alléger la charge des familles où les deux partenaires travaillent et soutenir ainsi l’emploi, notamment des femmes, les déductions « pour enfants » vont au bénéfice des familles les plus aisées, peu importe si les deux membres du couple travaillent. L’élément déterminant pour bénéficier de cette aide, c’est d’avoir un revenu suffisamment élevé pour être soumis à l’impôt fédéral [9].
Les deux factures des déductions
Le coût de ces déductions en faveur des familles est par contre porté par l’ensemble des contribuables. Et les enveloppes en jeu ne sont pas de la même taille. Selon les chiffres de l’Administration fédérale des contributions, si la seule augmentation de la déduction pour frais de garde devait coûter à court terme 10 millions de francs, la déduction supplémentaire fait s’envoler la facture à 350 millions de francs.
Par ailleurs, avec les déductions pour frais de garde, l’emploi des parents est soutenu, ce qui pourrait se traduire à terme en une augmentation des recettes fiscales par l’augmentation de l’impôt sur le revenu.
Au final, derrière des mécanismes qui se ressemblent au premier abord, les logiques d’intervention et les objectifs poursuivis en termes de soutien aux familles varient considérablement. Il est donc essentiel de distinguer les déductions pour « frais de garde » et les déductions « pour enfants ». Les premières constituent une mesure urgente à mettre en place pour soutenir la conciliation de la vie familiale et professionnelle. Cette mesure peu coûteuse pourrait de plus être contrebalancée par une hausse de recettes fiscales à terme. Les deuxièmes, elles, constituent une tentative de diminuer les impôts sur les ménages aisés. Si la volonté d’alléger la charge financière qui repose sur les familles est positive, le caractère discriminatoire de cette mesure pose des problèmes, alors que le coût pour la Confédération s’élève à plusieurs centaines de millions de francs.
[1] Prise en compte fiscale des frais de garde des enfants par des tiers, en ligne sur le site de la Confédération
[2] Message du Conseil fédéral, en format pdf
[3] Sabina Gani, Concilier vie de famille et vie professionnelle : une affaire de femmes ?, Editions de l’Hèbe, 2016, p. 13.
[4] Conférence romande de l’égalité, « Quand le travail coûte plus qu’il ne rapporte. Impact de la fiscalité et des frais de crèche sur l’activité professionnelles des femmes », 2009. L'étude en format pdf, 222 pages.
[5] Des mesures devraient également être mises en place pour les déductions fiscales pour frais de garde dans les cantons.
[6] En 2015, 27% des femmes avec enfants de moins de 6 ans n’avaient pas d’activité professionnelle et 30% avaient une activité de moins de 50% (OFS, 2015).
[7] Giuliano Bonoli, Eric Crettaz, Daniel Auer et Fabienne Liechti, «Les conséquences du travail à temps partiel sur les prestations de prévoyance vieillesse», Mandat réalisé pour la Conférence suisse des délégué-e-s à l’égalité entre femmes et hommes (CSDE), 2016. En ligne en format pdf
[8] OCDE (2020), Dépenses publiques en prestations familiales (indicateur). doi: 10.1787/822fedfe-fr (Consulté le 02 février 2020). En ligne
[9] Pour un couple marié avec deux enfants, l’impôt fédéral direct annuellement dû est ainsi de 0 (zéro) francs pour 60'000.- de revenus nets imposables, de 222 frs pour 70'000.-, de 569 frs pour 80'000.-, de 1'466 frs pour 100'000.-, de 12'060 frs pour 200'000.- et de 38'060 frs pour 400'000.-.
Bonjour,
Merci pour votre commentaire. Nous partageons totalement votre point de vue, les politiques de conciliation doivent s'orienter prioritairement vers une promotion active des temps partiels des hommes, le développement urgent des congés paternité et parentaux et l'étouffement de l'offre d'accueil pré- et parascolaires.
Dans notre contribution nous avons voulu, modestement, apporter un éclairage sur la distinction qui nous semble importante à faire entre deux déductions fiscales qui peuvent paraître, au premier abord, semblables. Les déductions pour frais de garde ne constituent, à notre sens, qu'une des mesures urgentes (à cause de l'impact financier négatif sur l'emploi des femmes) à mettre en place pour sortir d'un modèle obsolète de politique familiale organisé autour de Monsieur-gagne-le-pain.
Sabina et Raphaël Gani, St-Légier
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Sabina Gani et Raphaël Gani, «Distinguer frais de garde et frais pour enfants», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 5 mars 2020, https://www.reiso.org/document/5683
Bonjour,
Dans la mesure où l'objectif est que les deux membres d'un couple travaillent au plus haut taux possible, l'argumentaire développé est valable. Il est dommage néanmoins que l'égalité entre hommes femmes n'est vu que sur le plan de l'augmentation du taux de travail des femmes, ce d'autant que cette vision des choses péjore les familles monoparentales à un seul revenu. En effet, si tous les couples augmentent leur taux de travail, ils verront leur pouvoir d'achat augmenter, ce qui aura notamment un impact négatif sur les prix à la consommation «hausse des loyer par exemple», et incitera au consumérisme au détriment de la qualité de vie. Du coup les familles avec un seul revenu seront encore plus précarisées.
Dans ce modèle d'augmentation du taux de travail de toutes et tous, il y aura de moins en moins de places pour un véritable choix familial, et la conciliation entre vie privée et professionnelle ne rimera plus qu'avec un placement en accueil des enfants, au plus haut taux possible, voire 100%.
Il est grand temps de revoir la manière d'atteindre l'égalité, en militant pour une baisse du taux de travail des hommes à l'égale des femmes, et d'un congé parental partagé. Il s'agit donc de diminuer l'écart entre les hommes et les femmes, mais dans l'autre sens. Ainsi, les postes à responsabilité et les salaires pourront être égaux, sans excuses sur la disponibilité pour le travail. Ainsi, les familles qui désirent passer du temps avec leur.s enfant.s ou non, auront un vrai choix. Sinon, la liberté gagnée contre le patriarcat, sera sacrifiée aux noms des contraintes professionnelles toutes aussi néfastes pour les familles.
Georges Chevallaz, Ecublens