Les apprentis et l’argent
Les jeunes sont-ils aussi mauvais gestionnaires qu’on le dit ? Sont-ils incapables de résister aux sirènes du consumérisme ? Sept étudiant·e·s ont mené l’enquête auprès d’apprenti·e·s de Fribourg et des environs.
Par Caroline Henchoz, sociologue, maître d’enseignement et de recherche, Université de Fribourg, avec les étudiant·e·s Léandre Berret, Tatjana Chardonnens, Kseniya Otkidach, Niels Rebetez, Florence Schenk, Emilie Theytaz et Cyrill Wunderlin
Après s’être penchés sur le rapport que les étudiant·e·s des Universités et Hautes écoles entretiennent avec l’argent, les étudiant·e·s [1] d’un séminaire organisé dans le cadre du master en Sociétés plurielles : cultures, politique et religions de l’Université de Fribourg se sont intéressés aux apprenti·e·s. En Suisse, ces derniers représentent 2/3 des jeunes ayant achevé leur scolarité obligatoire [2]. Pourtant, si on connaît leur salaire [3], on sait peu de choses sur la manière dont ils l’utilisent et le gèrent. Est-ce différent des étudiant·e·s [4] ? Cet article, fruit du travail collectif des étudiant·e·s de ce séminaire, présente les premiers résultats de cette recherche.
22 entretiens biographiques approfondis ont été effectués auprès d’apprenti·e·s de Fribourg et des environs. Parmi les 13 femmes et les 9 hommes rencontrés, la grande majorité (16) vit chez ses parents. Le reste vit en colocation (5) ou dans un foyer (1). La plupart font un apprentissage dans le secteur tertiaire (17 dont 9 employés de commerce) et le reste dans le secondaire. Agés en moyenne de 20 ans et pour la plupart de nationalité suisse, les jeunes rencontrés sont également répartis entre la 1ère, la 2ème et la 3ème année d’apprentissage. Leur salaire mensuel net moyen est de frs. 871.- (de frs. 1’310.- en restauration à 490.- pour les employé·e·s de commerce).
De plus petits revenus mais proportionnellement plus d’épargne que les étudiants Malgré des revenus mensuels totaux inférieurs d’un tiers à ceux des étudiant·e·s (frs. 1’052.- contre 1’502.-), les apprenti·e·s déclarent épargner autant (frs. 363.- contre 367.- par mois). Bien que ces chiffres soient à considérer avec prudence, car ils ne concernent qu’une petite population, ils soulignent la part considérable de l’épargne dans le budget des apprenti·e·s : environ 40% de leur revenu mensuel est thésaurisé (contre 24% pour les étudiant·e·s). Plusieurs pistes ont été relevées pour expliquer ce sens aigu de l’économie.
- Préparer financièrement l’avenir
Nombreux sont les jeunes rencontrés qui souhaitent que la fin de leur apprentissage se conjugue avec leur départ du foyer parental. En cela, ils ont une vision plus précise des jalons qui vont marquer leur entrée dans la vie adulte que les étudiant·e·s dont l’avenir, compte tenu d’une durée d’études plus variable, semble moins déterminé temporellement. Cette projection dans le futur motive sans doute les apprenti·e·s à épargner. L’épargne n’est en effet pas seulement suscitée par l’anticipation de dépenses importantes comme les vacances, pour équilibrer le budget mensuel ou se prémunir en cas de coups durs, comme c’est le cas pour les étudiant·e·s. Pour bon nombre des apprenti·e·s, elle a aussi pour objectif de faciliter leur départ du foyer parental à moyen terme et indirectement leur accès à l’autonomie en leur permettant de louer et de meubler plus facilement un appartement.
- L’entraide familiale
La capacité d’épargne des apprenti·e·s dépend aussi pour beaucoup de la solidarité financière dont fait preuve leur famille à leur égard. Lorsqu’on observe la structure de leurs revenus, on relève que la grande majorité de leurs ressources financières provient de leur activité professionnelle. De ce point de vue, ils sont proportionnellement plus indépendants économiquement que les étudiant·e·s qui dépendent dans une plus large mesure des contributions familiales. Si l’aide financière des parents tient une place plus faible, elle est cependant loin d’être négligeable [5]. Outre le versement d’espèces, les parents sont nombreux à financer un certain nombre de frais de leur progéniture comme les assurances maladie, les dépenses liées à l’alimentation ou aux trajets, ce qui n’apparaît pas dans le graphique ci-dessus. Ces contributions permettent ainsi aux apprentis de libérer une partie de leur salaire pour de l’épargne.
- Une gestion sans budget mais attentive
Si aucun apprenti·e ne tient de budget précis, ils sont 16 sur 22 à affirmer y être attentifs. Ceux qui déclarent ne pas l’être vivent encore chez leurs parents et on peut supposer qu’ils ne voient aucune nécessité à suivre régulièrement l’évolution de leur solde. On retrouve le même type de stratégies informelles d’équilibrage des revenus et des dépenses que chez les étudiant·e·s. Par exemple, tous les apprenti·e·s privilégient des cartes de crédit prépayées (PrePaid) de manière à éviter les mauvaises surprises. L’informatique se profile également comme un outil de gestion important, notamment pour tenir son compte « à l’œil » ou payer ses factures. Le fait que les apprenti·e·s bénéficient d’un revenu régulier au cours de l’année explique peut-être aussi pourquoi la tenue d’un budget précis ne leur semble pas nécessaire. Il est toutefois intéressant de relever que cela n’est pas une règle absolue. Comme chez les étudiant·e·s, les vacances sont souvent budgétées précisément, ce qui permet de relâcher l’attention qu’ils portent à leurs dépenses lors de cette période.
- Des dépenses modérées par le critère du besoin
Un autre moyen d’équilibrer le budget, et donc de produire des surplus qui peuvent être épargnés, et de privilégier les dépenses rattachées aux besoins et de restreindre les dépenses plaisir. Pour les 17 personnes qui affirment hiérarchiser leurs dépenses, cette discrimination de la consommation, essentielle à l’équilibre budgétaire, est apprise dès l’enfance. Le versement d’une somme limitée d’argent de poche ou encore les arguments des parents pour justifier leur refus de répondre à certaines sollicitations d’achat formulées par les enfants, permet à ces derniers de différencier leurs envies, généralement considérées comme passagères et donc non prioritaires, de leurs besoins. Leurs parents, comme ceux des étudiant·e·s, sont nombreux à les encourager à trouver un petit job pour financer le superflu. C’est perçu comme un moyen d’accéder à plus d’autonomie dans la consommation, cependant par ce biais les jeunes apprennent aussi que la consommation plaisir a un coût et qu’elle n’est accessible qu’au profit d’un investissement en temps et en énergie.
La majorité des apprenti·e·s (16 sur 22) avouent toutefois se faire plaisir de temps en temps. Ces dépenses portent rarement sur de gros montants et elles sont cadrées par certains mécanismes d’autocontrôle, comme par exemple le fait de payer les dépenses prioritaires dès que son salaire est versé de manière à ne pas avoir de mauvaises surprises à la fin du mois ou, comme nous l’avons déjà vu, de budgéter soigneusement ses vacances afin de se faire plaisir sur le moment dans des limites fixées au préalable.
Les dépenses des apprenti·e·s sont en moyenne inférieures de 40% à celles des étudiant·e·s. Ils déboursent des montants identiques pour les assurances, les transports et la communication alors que leurs dépenses sont moindres dans tous les autres postes. Pour certains frais, cette différence s’explique en partie par les contributions des parents, nous l’avons vu, mais aussi des employeurs qui participent à certaines de leurs dépenses, comme les frais de transport, d’alimentation ou de fournitures scolaires.
Et l’endettement ?
Là encore, la plupart des apprenti·e·s fixent des limites très claires entre ce qui est tolérable et ce que l’on s’interdit. Comme pour les étudiant·e·s, on observe que l’argent circule fréquemment sous forme de petits prêts et d’emprunts (c’est le cas pour 14/22 d’entre eux). La somme de frs. 50.- semble fixer la limite symbolique entre ce qui est considéré comme une forme d’entraide, remboursable facilement et rapidement, de ce qui est perçu comme de l’endettement. Lorsqu’il s’agit de sommes de plus de 50 francs, la moitié des personnes rencontrées affirme ne jamais prêter ou emprunter, notamment parce qu’elles estiment qu’elles auraient de la difficulté à rembourser.
Trois apprenti·e·s indiquent toutefois avoir des dettes entre frs. 270.- et frs. 1’000.- et une personne a contracté un leasing avant son apprentissage alors qu’elle travaillait à plein temps. Si le nombre d’apprenti·e·s endetté·e·s est proportionnement plus important que celui des étudiant·e·s, la moyenne de leurs dettes est bien inférieure (frs. 526.- contre frs. 7’467.-).
Beaucoup moins frivoles qu’on le dit
Les pratiques observées chez les apprenti·e·s, de même que celles des étudiant·e·s rencontrés, sont loin d’être aussi frivoles que ne le relèvent parfois les médias. Le rapport que les apprenti·e·s entretiennent à l’argent est toutefois loin d’être homogène. Entre l’insouciance d’un·e apprenti·e vivant chez des parents qui prennent en charge la majorité de ses frais et les responsabilités financières des apprenti·e·s qui financent seuls leurs dépenses, on observe des niveaux de vie et des modes de consommation très différents. Cela ne concerne pas seulement leur accès à certains biens et leurs priorités d’achat. Cela concerne aussi l’organisation de leur temps. Par exemple, les 3 apprenti·e·s qui financent seuls leurs dépenses ont tous ont un emploi accessoire, ce qui implique un moindre accès aux loisirs et au temps libre que ceux qui n’ont pas cette charge.
Selon qu’ils soient soutenus ou non par leur famille, selon qu’ils assument seuls ou non la majorité de leurs frais, les apprenti·e·s ont également des capacités d’épargne très différentes [6]. En ce sens, ils n’ont pas tous des opportunités équivalentes de se prémunir contre les imprévus et de préparer leur entrée dans la vie adulte.
Journée scientifique « Les jeunes et l’argent » le 14 novembre 2013 à Fribourg.
[1] Ont participé à cet article (par ordre alphabétique) Léandre Berret, Tatjana Chardonnens, Kseniya Otkidach, Niels Rebetez, Florence Schenk, Emilie Theytaz et Cyrill Wunderlin, sous la direction de Caroline Henchoz, maitre d’enseignement et de recherche à l’Université de Fribourg et responsable de la recherche Saje sur la socialisation économique et les pratiques financières des jeunes financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Plus d’informations en ligne.
[2] Office fédéral de la statistique, 2012, Education et science Panorama, consulté le 12.2.2013, p. 4
[3] Office fédéral de la statistique, consulté le 12.2.2013
[4] Lire l’article dans la revue REISO « Les étudiants et l’argent ».
[5] Attias-Donfut, C. (1997), « Le cycle d’échanges entre trois générations », Lien social et politiques, RIAC, vol. 38, p. 113-122.
[6] Furnham, A. (1999), « The Saving and Spending Habits of Young People », Journal of Economic Psychology, vol. 20, p. 677-697.