Provoquer la curiosité pour dévoiler le monde
L’important, ce n’est pas de participer ! C’est d’activer la curiosité. Un projet culturel devient participatif quand il nous incite à nous arrêter et à nous émerveiller sans l’avoir espéré. Quand il réussit à ébranler nos certitudes.
Par Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs et du Numerik Games Festival, Yverdon, maître d’enseignement et de recherche à la Section de français, Université de Lausanne
Certains termes sont devenus à la mode lorsqu’il s’agit d’attirer le public dans des manifestations ou des événements culturels, tels que festivals, musées, salons ou activités ponctuelles. Pensons notamment à la notion d’« interactivité » dans les musées, comme si les lieux patrimoniaux devaient nécessairement s’hybrider avec la dimension ludique des parcs d’attractions. Pensons aussi à la notion d’« immersion », rappelant à quel point nous sommes devenus ivres des expériences entières, intégrales, sans distance. Il n’aura échappé à personne que le concept de « participatif » peut également être considéré de la sorte. Il n’est pas seulement sur toutes les lèvres des organisateur·trice·s, il semble aussi devenir la caractéristique essentielle de tout projet inclusif, de tout projet digne d’être découvert, de tout projet qu’il serait dommage de manquer.
Or, il me semble que la thématique du participatif mérite d’être approfondie car, d’une certaine manière, elle englobe notre être-au-monde, notre manière d’interagir avec ce qui nous entoure ou ce que nous pratiquons. Les festivals, par exemple, ne sont-ils pas toujours participatifs, dans le sens où ils nous invitent à les investir de nos attentes et de notre enthousiasme ? Quant aux expositions, ne sont-elles pas inévitablement participatives, puisqu’elles impliquent nécessairement – du moins pour être appréciées dans le dialogue qu’elles instaurent avec nous – que nous y prenions part ? Que nous cherchions à les saisir, à approcher leur complexité, à laisser résonner en nous leurs particularités ?
S’ouvrir à la curiosité
Lorsque j’imagine une exposition à la Maison d’Ailleurs, je me mets toujours à la place des visiteurs et je m’interroge, longuement, sur ce qu’ils pourront observer, sur ce qu’ils connaissent, sur comment les surprendre, sur comment dramatiser un parcours qui, sans cette narration, serait plat ou banal. Et si je me pose toutes ces questions, c’est parce que je présuppose toujours, d’une part, que le public participe à cette exposition et, d’autre part, qu’il est en attente d’une découverte. La participation est donc une fonction de la curiosité, et la curiosité est une des qualités de notre être-au-monde, de notre ouverture à l’altérité…
Comme ces quelques éléments le laissent comprendre, une des problématiques du « participatif » qui en fait un terme difficile à épuiser, c’est qu’il recouvre une variété importante de comportements et de significations différents. On peut prendre part de mille manières à un événement, on peut aborder de mille façons un projet culturel. Autrement dit, ce qui importe, contrairement à ce que nous dit l’adage, ce n’est pas de participer. Car il semble impossible de ne pas le faire lorsqu’on s’engage dans une activité (en particulier culturelle, mais pas seulement). C’est plutôt de savoir comment participer et, par extension, pour se mettre à la place des organisateur·trice·s, comment procéder pour offrir aux invité·e·s une expérience de participation originale, c’est-à-dire non standardisée.
En effet, nous avons tous vécu des moments qui nous promettaient monts et merveilles, alors que nous vivions, en fait, ce que nous avions déjà vécu, maintes et maintes fois. Plus même : il nous est tous arrivé parfois de rechercher ce que nous connaissions déjà, comme si nous voulions retrouver le même, l’identique, le standardisé. Toutefois, je suis convaincu que la participation est avant tout fonction de la curiosité : il ne s’agit pas de créer, souvent sans y réfléchir, un événement que l’on qualifie, par facilité, de « participatif », mais de concevoir une interaction qui vient mettre au jour nos curiosités.
Ouvrir les possibles et les partager
Je m’explique. Dès l’instant où je commence à conceptualiser une exposition, ce qui me guide, ce n’est pas la renommée d’un artiste, l’importance d’un mouvement esthétique ou la beauté des œuvres (et je n’ai cité là que des motifs « nobles »…). Ce qui me guide, parce que cela me touche intimement, c’est la capacité des œuvres à entrer en résonance avec ma curiosité, à ouvrir des possibles émotionnels ou réflexifs, à me permettre de mieux me comprendre et de mieux comprendre autrui. Je suppose alors que si cette résonance a lieu en moi, si le sujet me conduit à une meilleure compréhension du monde et de moi-même, je me dois – je le vis en effet comme un impératif ! – de la partager avec autrui, car je crois sincèrement que cette résonance pourra avoir lieu en beaucoup d’autres personnes.
Autrement dit, je ne cherche pas et n’ai jamais cherché à créer du participatif. Je trouve ça absurde : les stratégies me font peur ! Je veux créer du partage et j’ai la chance d’exercer un métier qui me permet, humblement, de mettre sur pied un tel partage. C’est pour cela que la Maison d’Ailleurs, pour moi, n’a jamais été un lieu patrimonial : c’est un écrin qui me permet de partager ma curiosité avec toutes celles et ceux qui cherchent à ouvrir le Réel pour approcher l’Être… C’est une démarche analogue qui m’a conduit à créer, il y a cinq ans, le Numerik Games Festival.
Ouvrir la capacité à créer
Cet événement, trop souvent réduit médiatiquement à un festival pour les « geeks » (bien que personne ne soit en mesure de définir ce terme avec précision), était animé par mon intérêt pour les nouvelles technologies et leurs capacités à nous aider à créer. Oui, à créer. En effet, les nouvelles technologies, aujourd’hui, sont principalement utilisées de manière stéréotypée : nous possédons des appareils standardisés que nous utilisons de manière standardisée et qui, en raison de la dimension normative de toute standardisation, ne peuvent conduire qu’à reproduire l’identique, à quelques nuances près. Or, en leur qualité d’outils, les nouvelles technologies peuvent autant réduire notre puissance de création – c’est ce qui arrive lorsque la standardisation prime sur toutes les autres considérations – que l’accroître. Elles peuvent annihiler notre curiosité en nous offrant du prêt-à-consommer ou, au contraire, augmenter cette même curiosité en créant des corrélations insoupçonnées.
L’ADN du Numerik Games Festival se trouve exactement ici : combiner, dans un lieu délimité, dans un temps court, quantité de projets – il y en a une cinquantaine par année – qui, indépendamment des catégories auxquelles ces projets appartiennent, tentent d’ouvrir le Réel… La formule pourrait paraître elliptique ; elle est pourtant extrêmement concrète.
J’aime en effet créer des échos qui ont tous pour point commun la curiosité. Je peux, dans la manifestation dédiée au numérique pour tous les publics, découvrir un spectacle d’art vivant qui hybride des danseurs avec des projections lumineuses ou un spectacle qui use de l’image médiatique pour critiquer la relation superficielle que nous entretenons à ces mêmes images. Je peux prendre part à un atelier m’apprenant à réinvestir, à moindres frais, les déchets laissés par le monde de la surconsommation pour créer de nouvelles machines au charme étonnant. Je peux m’amuser avec enfants, adultes, personnes âgées dans une salle d’arcade qui refuse le cloisonnement générationnel. Je peux m’essayer aux mondes virtuels ou aux projets des hautes écoles romandes pour découvrir des univers que je pensais être inaccessibles et me laisser toucher par les expériences qu’ils modélisent ou les émotions qu’ils configurent… Vous le voyez, le Numerik Games Festival n’est pas un événement pour les « geeks » : il est une manifestation dédiée à la curiosité, à cette curiosité que la standardisation ambiante ne promeut pas, alors qu’elle est présente partout.
Découvrir, s’arrêter, s’émerveiller
Je me plais à penser que le public, de plus en plus nombreux, qui vient à Y-Parc chaque été, ou presque, ne vient pas seulement pour faire la fête, au sens écervelé du terme. Il vient aussi fêter la curiosité éprouvée, essayée, retrouvée. Je me plais à penser que le public du festival aime découvrir, déambuler, s’arrêter sans l’avoir prévu, s’émerveiller sans l’avoir espéré. Je suis persuadé que le Numerik Games Festival n’est pas participatif parce qu’il offre des expériences « à faire », mais parce qu’il s’adresse, dans son ADN et dans la matérialisation de cet ADN, à notre curiosité.
Ce que j’aime dans cette adresse, dans cette interpellation, c’est qu’elle nous laisse le choix : on peut soit se fermer à l’ouverture entraperçue, et on risque alors de passer à côté des richesses programmées, soit accepter d’être déstabilisés, confrontés à nous-mêmes, remis en cause dans nos certitudes. Ce que j’essaie de faire, avec toute mon équipe, et très modestement, c’est de proposer au public des échos qui vont donner naissance à des réseaux de sens… Voilà, selon moi, la signification essentielle de la participation : provoquer notre curiosité afin qu’elle soit en mesure de dévoiler de nouveaux réseaux de sens et, ce faisant, nous apprendre, sans relâche, à voir le monde à chaque fois différemment…
Mes mots pourraient paraître naïfs, je le conçois et je l’assume. Pourtant, c’est parce que je suis convaincu que la curiosité, particulièrement lumineuse durant l’enfance, est la condition sine qua non pour voir le monde autrement, qu’il nous est essentiel de la cultiver si nous voulons, à notre échelle, changer le monde. Et si nous nous y mettions tous, si nous participions tous à ce projet de faire grandir notre curiosité, plutôt que de tout faire, inconsciemment, pour en tarir la source, alors je crois bien que l’humanité, si critiquée depuis plusieurs décennies, pourrait retrouver un peu de dignité et, sait-on jamais, être fière de ce qu’elle a accompli, en toute humilité.
Cet article appartient au dossier Chaudron de culture
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Marc Atallah, «Provoquer la curiosité pour dévoiler le monde», REISO, Revue d'information sociale, mis en ligne le 25 janvier 2021, https://www.reiso.org/document/6902