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Stimuler l’interprofessionnalité avec la formation

Jeudi 18.04.2024
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Renforcer la collaboration interdisciplinaire des domaines de la santé et du social au profit des patient·es et des bénéficiaires nécessite de répondre à plusieurs défis dès la formation.

Par N’Dri Paul Konan, professeur associé, responsable du module « Interprofessionnel », Haute école de travail social et de la santé de Lausanne (HES-SO, HETSL), Benoît Beuret, responsable missions, Département de la santé et de l’action sociale, Teresa Gyuriga Perez, Infirmière cantonale, Direction générale de la santé, Lausanne, et Isabelle Csupor, professeure associée et vice-doyenne, Haute école de travail social et de la santé de Lausanne (HES-SO, HETSL).

Si l’on s’accorde avec Couturier et Belzile (2018) pour soutenir que le domaine social et celui de la santé s’apparentent à deux parents proches qui s’apprécient autant qu’ils se tapent mutuellement sur les nerfs à l’occasion, et que les membres de ces deux familles collaborent depuis bien longtemps dans différents contextes d’accompagnement des bénéficiaires, on peut légitimement se poser la question de l’intérêt d’écrire encore sur ce sujet du point de vue de la formation.

À cet égard, les propos introductifs d’Angélique Fellay à l’endroit des étudiant·es qui ont reçu leurs diplômes en travail social et en ergothérapie en 2023 augurent l’idée selon laquelle l’exercice des professions du social et de la santé est et restera marqué par la complexité des situations médico-sociales : « Dans un contexte marqué par une pénurie de personnel qualifié d’une ampleur inédite, tant dans le domaine de la santé que du social, et alors que les populations vulnérables sont de plus en plus fragilisées par les multiples crises qui marquent notre société, leur professionnalité est la pierre angulaire du maintien de la cohésion sociale. » [1]. Cette complexité porte son lot d’enjeux, autant pour les professionnel·les le plus chevronné·es que pour les débutant·es. Face à cette situation, l’unique professionnalité des étudiant·es du social et de la santé ne garantit plus une intervention certaine et suffisante. Dès lors, il devient essentiel d’encourager l’interprofessionnalité et de créer des conditions favorables à son déploiement aux différents stades de leur professionnalisation, à commencer par la formation.

Or, en dépit de leur proximité de longue date et malgré les nombreux liens d’interdépendances entre ces deux domaines sur le terrain, les démarches inter ne semblent pas encore totalement acquises dans le cadre de la formation. Et pourtant, il est attesté qu’« une part importante de la résistance volontaire et involontaire à la collaboration interprofessionnelle naît dès la socialisation professionnelle disciplinarisante, dont la fonction identitaire est centrale. Les valeurs, l’histoire et les spécificités de la profession sont enseignées dès les premières heures de la formation. » (Couturier & Belzile, 2018, p. 75-76). Sans remettre en cause la valeur pédagogique des fondements disciplinaires des métiers de la santé et du social, Couturier et Belzile rappellent ainsi que l’apprentissage de l’agir professionnel fait intervenir des logiques identitaires qui risquent notamment d’oblitérer les caractéristiques communes des mondes de la santé et du social, mais aussi les nombreux liens qu’ils entretiennent.

Favoriser la collaboration interprofessionnelle santé-social dans la formation suppose d’être à même de répondre à plusieurs questions interreliées. Quels défis se posent en matière de collaboration interprofessionnelle santé-social dans la pratique ? Est-ce qu’un cursus interprofessionnel conçu de manière entièrement partenariale santé-social serait envisageable au niveau HES ? Cas échéant, quelle plus-value pourrait-on en retirer ? À quels besoins du terrain permettrait-il de répondre ? Quels objectifs devrait-on viser au niveau des formations HES ? Quelles compétences ou thématiques faudrait-il dès lors développer ? Quels sont les besoins ? Quels sont les obstacles ? Quelles propositions pour répondre à ces enjeux, besoins aux différents niveaux de la formation (contenus de cours, approches pédagogiques, synergies de formation entre les deux champs, etc.) ?

Ces questions ont fait l’objet d’un atelier d’échanges lors d’une journée dédiée aux enjeux et aux perspectives de l’interprofessionnalité [2] à la HETSL, à laquelle ont participé plus de 150 professionnel·les. Les lignes qui suivent constituent la restitution des éléments essentiels des discussions collectives autour des « enjeux de la collaboration santé-social dans la formation ».

Défis de la collaboration interprofessionnelle santé-social

Pour la plupart des participant·es à cet atelier, plusieurs défis se posent dans la mise en œuvre sur le terrain de l’interprofessionnalité en tant que « processus par lequel les professionnels reflètent et développent des manières de pratiquer qui promeuvent une réponse intégrative et cohésive aux besoins du client/famille/population… » (D’Amour & Oandasan, 2005, p.9) ou encore comme « un processus social dans le cadre duquel différentes professions interagissent pour affronter des problèmes complexes auxquels, seules, elles ne pourraient apporter une solution durable » (Amstutz, 2023).

Un premier défi a trait aux asymétries sociales des professions. En effet, bien que l’interprofessionnalité place de facto les acteurs et actrices en situation d’interaction, voire d’interdépendance, ils et elles n’occupent pas les mêmes prestiges (Konan, 2018). Ainsi, au sein des champs professionnels, les médecins bénéficient d’une plus grande légitimité que les infirmières et infirmiers dans le domaine de la santé. Dans le domaine du social, les assistant·es sociaux, les éducateurs et éducatrices sociales et les animateurs et animatrices socioculturel·les de niveau HES bénéficient d’une reconnaissance statutaire plus importante que leurs collègues assistant·es socio-éducatifs ou les éducateurs et éducatrices ES. Entre les deux domaines, les métiers de la santé jouissent d’un plus grand prestige que ceux du social.

Aux défis de hiérarchisation, il convient, selon les participant·es, d’y ajouter ceux relatifs aux missions et aux représentations de l’action des différentes professions en interaction. Quelles représentations les professionnel·les ont-ils et elles de leurs rôles et missions, des rôles et missions des autres ? Comment leurs pratiques sont-elles déterminées par ces différentes représentations ? En effet, chaque professionnel·le, par son expérience et son système de valeurs, dispose d’une forme de connaissance de l’Autre, donc d’une représentation qui fonctionne pour lui comme un supposé savoir, qui va guider ses pratiques et le mode de relation qu’il ou elle entretient avec le groupe concerné. Dans les conditions de collaboration, il convient dès lors de chercher le langage commun entre les différentes professions en interaction et de faire converger leurs représentations pour construire une intervention qui produise des synergies.

Le troisième défi relevé par les participant·es est celui de l’identité professionnelle, inhérente à chacun de ces deux domaines. En effet, devenir ou être « un·e bon·ne professionnel·le » de la santé ne repose pas sur les mêmes conceptions que devenir ou être « un·e bon·ne professionnel·le » du social.

Le quatrième défi tient aux enjeux de confidentialité et du secret professionnel dans les situations de collaboration interprofessionnelle. Si les règles déontologiques parmi lesquelles figure l’obligation au secret professionnel peut être un facteur de structuration des professions de la santé dans leurs relations aux patient·es et aux tiers, ce paramètre peut s’avérer aussi un facteur entravant la collaboration interprofessionnelle santé-social, notamment pour et vis-à-vis des professions pour lesquelles le régime d’échanges et de transmission d’informations n’obéit pas d’office à une telle obligation. Il convient dès lors que les professionnel·les soient formé·es et rendu·es attentifs et attentives à cet aspect spécifique de la collaboration, si l’objectif est la « coordination » entre les professionnel·les pour soutenir la prise en charge bio-psycho-sociale globale d’une personne confrontée à une problématique de santé.

Un cinquième défi relevé porte sur les questions relatives à la temporalité de l’accompagnement dans les deux domaines concernés. En effet, la temporalité des institutions employeuses, qui découpent le temps de l’accompagnement, n’est pas nécessairement alignée avec celle des professionnel·les du social et de la santé, lesquelles ne coïncident pas toujours avec celle des patient·es ou des bénéficiaires.

Le dernier défi, et non des moindres, relevé par les participant·es concerne les conditions-cadres de la mise en place d’une telle formation au niveau HES, notamment les défis en termes de ressources humaines et financières.

Trait d’union à renforcer ou à imaginer dans la formation

Les défis susmentionnés montrent que la collaboration interprofessionnelle ne s’improvise pas, elle s’apprend (Ulrich, Amstadb, Glardonc, & Kaap-Fröhlich, 2020). En ce sens, les formations initiales et continues représentent un levier central pour renforcer, expérimenter, voire concevoir de nouvelles formes de collaboration entre professionnel·les de la santé et du social. À cet égard, l’on peut relever plusieurs initiatives sectorielles existantes dans le domaine des soins [3] ou dans les plans d’études cadres communs aux quatre hautes écoles de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO, Vaud, Genève, Fribourg, Valais) des filières Bachelor en travail social [4] et en soins infirmiers [5]. Même si, à y regarder de près, les défis susmentionnés ne semblent pas traversés ou travaillés dans le cadre de ces formations. Celles-ci semblent parfois pratiquer ce qui s’apparente à de l’« interdisciplinarité disciplinaire » (Levy, 2008), au sens où il s’agit pour les futurs infirmiers et infirmières par exemple d’apprendre à collaborer avec le corps médical et vice-versa plus qu’avec des professionnel·les du champ du social. En ce sens, le pas de l’interprofessionnalité santé-social ne semble pas encore franchi dans la formation initiale de niveau tertiaire.

Aussi, pour répondre aux défis susmentionnés, deux voies semblent envisageables. La première consiste au renforcement de la formation à la collaboration interprofessionnelle entre les différentes filières et/ou écoles dans deux domaines. Dans ce cas, les défis majeurs se situeront dans l’articulation des plans d’études, des temporalités des modules y afférents, des adaptations des crédits ECTS qui y sont accordés, etc. La seconde voie serait d’imaginer et mettre en place une formation, de type Master of advanced studies, en interprofessionnalité santé-social. Dans ce cas, les enjeux seront situés au niveau des profils des candidat·es (professionnel·les du social et de la santé et en emploi avec une expérience professionnelle significative ?), de rupture/continuité avec les métiers reconnus dans les champs concernés, d’accréditation et de légitimation (enjeu de reconnaissance), de secteurs d’intervention visés (psychiatrie, bas seuil, protection de l’enfance, handicap, etc.) et enfin de cursus de formation.

Bien qu’on puisse associer à de telles initiatives un certain nombre de risques (brouillage des frontières disciplinaires, affaiblissement de l’expertise propre des métiers concernés, etc.), les participant·es à l’atelier ont fait émerger plusieurs idées innovantes pour soutenir l’acquisition de compétences en interprofessionalité. Une des pistes avancées consiste à construire un référentiel de compétences en collaboration entre les deux champs de formation, en prenant appui sur les itinéraires ou les trajectoires de soins des patient·es dans le domaine de la santé ou des bénéficiaires dans le domaine social. Un tel référentiel pourrait s’appuyer sur des modèles théoriques communs aux deux mondes, comme celui des déterminants sociaux de la santé. Ceci garantirait une appropriation des savoirs, méthodes, techniques et outils spécifiques des métiers de chacun des domaines, de même que les similitudes, différences et complémentarités possibles entre les professionnel·les.

En somme, comme le soutenait l’avocat Jonathan Rutschmann lors de son intervention dans le module Interprofessionnel [6] à la HETSL, « nous ne portons pas le même maillot mais avons la même passion ». Appliquée à l’interprofessionnalité santé-social dans la formation au niveau tertiaire, cette passion nécessitera certainement de faire reconnaître institutionnellement, politiquement et financièrement la nécessaire coordination entre santé et social.

L’interprofessionnalité sous la loupe d’une journée d’étude

Comment construire et valoriser la collaboration interprofessionnelle ? Comment faire reconnaître institutionnellement, politiquement et financièrement la nécessaire coordination entre santé et social ? Quelle définition des équipes mixtes ? Comment intégrer la question de l’interprofessionnalité dans les cursus de formation tant du domaine social que de la santé ? Comment valoriser les savoirs collaboratifs plutôt que concurrentiels ?

Le 14 septembre 2023, la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL I HES-SO) a organisé une journée d’études visant à questionner la notion « d’interprofessionnalité ». Les présentations et ateliers ayant rythmés cette journée font l’objet d’une série d’articles publiée dans REISO. Cet article en est le troisième, après « L'interdisciplinarité, évolution incontournable » et « Construire ensemble une culture interprofessionnelle? »

En savoir plus sur cette journée

Bibliographie

  • Amstutz, J. (2023, 17 août). De la définition de l’interdisciplinarité. REISO, Revue d’information sociale
  • Bonnet, J. (2005). Interprofessionnalité et complexité. Une tentative de compréhension et d’articulation des cultures et des pratiques professionnelles liées à la santé. In M. Aubert, D. Manière, F. Mourey, & S. Outata, Interprofessionnalité en gérontologie, Erès (pp. 29-56).
  • Couturier, Y., & Belzile, L. (2018). La collaboration interprofessionnelle en santé et services sociaux. Presses de l’Université de Montréal.
  • D’Amour, D. & Oandasan, I. (2005). Interprofessionality as the field of interprofessional practice and interprofessional education: an emerging concept. Journal of Interprofessional Care, 19, 8-20.
  • Konan, N.P. (2018). L’interdisciplinarité au service de la protection de l’adulte : Point de vue des acteurs et actrices concerné·es. Revue suisse de travail social, 23, 76-95.  
  • Levy, J. (2008). Sortir du pavillon disciplinaire. In Darbellay, F. et Paulsen, T. (eds.), Le défi de l’inter- et transdisciplinarité. Concepts, méthodes et pratiques innovantes dans l’enseignement et la recherche. Presses polytechniques et universitaires romandes (pp. 197-204).

[1] Angélique Fellay, Directrice adjointe, Haute école de travail social et de la santé de Lausanne, voir son post sur LinkedI

[2] Voir cette page, 14 septembre 2023.

[3] En témoignent l’existence de la Plateforme Interprofessionnalité dans les soins et tout le programme de promotion « Interprofessionnalité dans le domaine de la santé » de la Confédération en place depuis 2017 h

[4] Plan d'études cadres 2020, Bachelor of Arts HES-SO en Travail social

[5] Plan d'études cadres 2020, Bachelor of Science HES-SO en Soins infirmiers

[6] Module interprofessionnel. Ce module aborde des contenus spécifiques sous l'angle de l'interprofessionnalité au sens large et s'adresse aux étudiant·es des trois options en travail social (service social, éducation sociale et animation socio-culturelle). Cette intervention, en date du 16 novembre 2023, visait à discuter des enjeux de l’interprofessionnalité entre le travail social et la justice.

 


Lire également :

Comment citer cet article ?

N’Dri Paul Konan et al., «Stimuler l’interprofessionnalité avec la formation», REISO, Revue d'information sociale, publié le 18 avril 2024, https://www.reiso.org/document/12338

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